«On était trois Noirs dans la voiture, je le dis ainsi parce que le Noir est une variété humaine qui attire les policiers des petites villes américaines, comme le miel attire l'ours.»

C'est l'écrivain Dany Laferrière qui raconte. Il parle de son premier voyage à New York durant les années Reagan (1). En auto, avec deux Noirs et deux blondes. Sur la route, près de Plattsburgh, on les arrête. Pourquoi? Le policier ne le dit pas. Les blondes ne sont pas embêtées. Elles restent assises dans la voiture. Les Noirs sont fouillés, jambes écartées, mains sur le capot...

On aimerait croire que ces arrestations humiliantes appartiennent forcément à une autre époque ou à d'autres sociétés. Que ça n'arrive qu'à ceux qui l'ont un peu cherché. Pour les autres qui n'auraient rien à se reprocher, on préférera invoquer le hasard ou des cas isolés. Du profilage racial? Voyons donc...

Et pourtant. En lisant le reportage de mon collègue Hugo Meunier, on ne peut que constater une fois de plus que le hasard des contrôles policiers frappe souvent à la même porte. À la portière d'un Noir en Mercedes, par exemple, si habitué à se faire intercepter qu'il est désormais capable de prédire le hasard...

On peut continuer de blâmer le hasard. Le fait est que lorsqu'on gratte un peu le vernis du hasard, apparaît sous nos yeux un problème systémique, dénoncé par la Commission des droits de la personne en mai dernier. Lorsque la pile des cas dits «isolés» touche le plafond, il y a lieu de se poser des questions. Une étude a déjà démontré par exemple que les jeunes Noirs à Montréal sont deux fois plus susceptibles d'être interpellés par la police que les jeunes Blancs. Ils sont sursurveillés par la police. Au nom de la peur et sous prétexte de lutter contre les gangs de rue, un phénomène marginal qui ne concerne qu'un nombre minime des crimes commis à Montréal, on a stigmatisé toute une population décrite faussement comme étant prédisposée au crime.

Une telle pratique, en plus d'être inefficace, entraîne des effets pervers dévastateurs. Elle contribue à miner la confiance d'un segment important de la population envers les autorités. Elle nourrit un sentiment d'exclusion qui peut devenir potentiellement explosif.

Même s'il refuse encore d'admettre qu'il s'agit d'un problème systémique, le Service de police de la Ville de Montréal a déjà fait un pas en admettant que le profilage racial existe dans ses rangs. Il en a fait un autre en changeant la mission du groupe Éclipse, cette escouade généreusement financée par le gouvernement Harper pour lutter contre les gangs de rue. Au nom de la loi et l'ordre, Éclipse a surtout créé le désordre en aggravant les tensions entre la population et les policiers de Montréal-Nord. Il semble que l'on en ait tiré des leçons. Mais pour lutter contre le profilage racial, il faudra accepter d'aller beaucoup plus loin et documenter davantage le phénomène de façon transparente. Il faudra prévoir aussi des mécanismes plus rigoureux de reddition des comptes.

Malheureusement, selon une logique tordue portée par l'air du temps, il est de bon ton de considérer les allégations de profilage racial comme de belles excuses brandies par des criminels pour échapper à la justice. C'est ainsi que toute discussion sur le vivre-ensemble dans cette société finit trop souvent par nous ramener aux dérapages du bon vieux débat de la Commission Bouchard-Taylor. Plus que jamais, depuis la tempête des «accommodements raisonnables», l'étranger et celui qui en a l'air (ainsi que les enfants de l'étranger ou de celui qui en a l'air) ont intérêt à ne pas se plaindre si leurs droits sont bafoués, à défaut de quoi on leur dit de rentrer chez eux. Sauf que «chez eux», on l'oublie, c'est de plus en plus ici. Dans 20 ans, le tiers de la population montréalaise appartiendra aux minorités dites «visibles».

«Vous voudriez donc que l'on ferme les yeux sur les délits commis par les Noirs?» me demande-t-on chaque fois que j'écris sur ce sujet. Mais non, voyons. Pas sur les délits des Noirs, juste ceux des Arabes...

Sérieusement.Ce que je veux, c'est tout le contraire d'un passe-droit. Je veux une application juste et équitable de la loi. Je veux que le Noir ou l'Arabe soit traité comme un citoyen et non comme un Noir ou un Arabe. Pas comme un être humain de seconde classe nécessairement suspect au volant d'une Mercedes. Pas comme une «variété humaine» qui attire le policier comme le miel attire l'ours.

(1) Tiré de L'art presque perdu de ne rien faire. Boréal, 2012.