«Madame, vous n'êtes pas une criminelle, ici, a dit le juge. Vous avez juste traversé une voie ferrée...»

C'était jeudi au palais de justice de Montréal. Sara Serban, citoyenne du Mile End, y était pour contester une contravention reçue pour avoir osé traverser la voie ferrée qui sépare son quartier de la Petite-Italie. Intimidée par le décorum et l'intransigeance de la Couronne, la jeune mère de famille semblait si ébranlée que le juge a eu la gentillesse de lui rappeler que non, elle n'était pas une criminelle.

Tout a commencé par un après-midi d'été. Sara rentrait chez elle à pied, après une virée au marché Jean-Talon. En passant par une brèche dans la clôture, elle a traversé la voie ferrée qui marque la frontière entre Rosemont et le Plateau-Mont-Royal.

Mais voilà que, de l'autre côté de la frontière, Sara a été cueillie par un agent du Canadien Pacifique posté dans un coin pour arrêter les «fugitifs» - tous ces malheureux piétons coupables de vouloir passer d'un quartier à l'autre sans souffrir un long détour par des viaducs sales et dangereux.

Pour «avoir pénétré sans excuse légitime sur l'emprise d'une ligne de chemin de fer», Sara s'est donc vu remettre une contravention de 144$. «Si vous n'êtes pas d'accord, vous pouvez contester», lui a dit l'agent.

Convaincue qu'il est plus illégitime d'ériger pareil mur en plein coeur d'une ville que de le franchir, Sara s'est dit qu'elle devait dénoncer une situation aussi absurde. Jeudi après-midi, elle voulait donc expliquer au juge qu'il est anormal que des quartiers urbains soient enclavés de la sorte. Elle voulait dire que les citoyens du secteur n'ont pas d'option plus sûre que de traverser la voie ferrée en regardant bien des deux côtés (d'autant plus que le taux d'accident sur la voie ferrée est inférieur à celui qu'on observe dans les rues). Elle voulait dire que la meilleure façon de régler le «problème» des passages illicites n'est pas de distribuer des contraventions, mais d'aménager des passages à niveau piétonniers. Elle voulait citer l'urbaniste à la retraite Jean Décarie, qui revendique de tels passages à cet endroit depuis 20 ans...

Dès 1992, alors qu'il travaillait à la Ville de Montréal, Jean Décarie avait en effet étudié en long et en large cette cicatrice urbaine créée par le chemin de fer du CP. Le long du couloir ferroviaire, on avait fait l'inventaire des brèches dans la clôture. En suivant les pas dans la neige, on avait cartographié les «lignes de désir» - jolie expression du génie des transports qui désigne les passages incontournables empruntés instinctivement par les gens.

Ces nombreuses lignes de désir sont très éloquentes. Elles sont le symptôme d'un aménagement urbain déficient. Si on y érige un mur, il sera démoli. Si on plante une clôture, elle sera coupée. Si on répare la clôture, elle sera trouée le lendemain. Et si on donne des contraventions aux «délinquants», cela ne changera absolument rien...

La solution? Aménager des passages à niveau piétonniers aux 500 m, pour que les gens ne puissent jamais être à plus de 250 m de l'un d'eux. De tels passages balisés existent déjà à Montréal et dans de nombreuses villes d'Europe. Il s'agit d'un moyen simple et efficace pour décloisonner des territoires.

Au palais de justice, Sara voulait donc expliquer tout cela. Mais le tribunal a coupé court à son plaidoyer en disant que sa défense n'était «pas pertinente». Selon le tribunal, il importe peu de connaître l'origine des lignes de désir. Il importe peu de savoir pourquoi les citoyens traversent la voie ferrée. Il importe peu de savoir pourquoi le CP s'entête à faire la sourde oreille alors que, pour une fois, les trois partis à l'hôtel de ville se sont mis d'accord sur une solution.

«Je comprends qu'il y a des contestations, mais je ne fais qu'appliquer la loi», lui a finalement dit le juge en la déclarant «coupable».

Il reste que, dans le grand ordre des choses, Sara a raison. Son geste de contestation a le mérite de relancer le débat sur une situation aussi inacceptable qu'absurde.

Il ne s'agit pas d'encourager les gens à traverser illégalement la voie ferrée, mais bien de reconnaître l'évidence: chaque année, des milliers de citoyens le font. Alors que des projets résidentiels remplacent les usines d'antan, les passants sont même de plus en plus nombreux, contraventions ou pas. Il est utopique de penser que les lignes de désir vont disparaître.

«Le côté invraisemblable, c'est que, à l'époque industrielle, il n'y avait aucune barrière, les gens passaient! rappelle Jean Décarie. Mais maintenant, alors qu'on est à l'époque postindustrielle moderne où on a retrouvé justement la rue et la place publique, pouf! tout à coup, les trains érigent un mur de Berlin entre les quartiers urbains! Ça n'a aucun sens!»

Il suffirait donc d'aménager des passages à niveau piétonniers. Pour une fois, tout le monde s'entend. La Ville de Montréal est d'accord. Les arrondissements de Rosemont et du Plateau-Mont-Royal sont d'accord. Mais le Canadien Pacifique, qui semble oublier que nous ne sommes plus en 1875 et qu'une ville densément peuplée borde aujourd'hui la voie ferrée, refuse obstinément de se rendre à l'évidence. Pourquoi?

Au siège social du CP, à Calgary, la porte-parole Breanne Feigel invoque des raisons de sécurité et des contraintes «opérationnelles». «Un passage à niveau piétonnier ne va pas régler le problème», dit-elle. Le CP dit préférer une passerelle ou un tunnel, deux solutions qui n'en sont pas, selon Jean Décarie. Car les passerelles coûtent une fortune et ne servent à rien. «Les seuls qui vont sur les passerelles, ce sont les amoureux, pour se bécoter.» Quant aux tunnels, ceux qui existaient ont été fermés pour des raisons de salubrité et de sécurité.

De part et d'autre de la voie ferrée, élus et citoyens dénoncent avec raison la fin de non-recevoir arrogante du Canadien Pacifique. Ils dénoncent aussi l'argument fallacieux qui consiste à invoquer la sécurité alors que rien n'est fait pour l'accroître.

Le refus obstiné du CP est d'autant plus difficile à comprendre que la Ville s'engage à payer les aménagements proposés. Qu'importe... Tout se passe comme si, vu de Calgary, le chemin de fer du CP qui divise Montréal ne faisait que traverser un village éloigné.

Photo: Marco Campanozzi, La Presse

Le tribunal a condamné Sara Serban parce qu'elle a traversé à pied la voie ferrée du CP séparant le quartier Mile End de la Petite-Italie.