Sur l'image, un pont, deux rives. Elsy a tendu cette image à 10 jeunes filles d'origine arabe. «Qu'est-ce que vous voyez?»

Elles ont vu un pont et deux rives. «Si je vous dis «culture québécoise» et «culture arabe»?»

- On pourrait placer la culture québécoise d'un côté et la culture arabe de l'autre.

- Et entre les deux?

On pourrait voir un gouffre. Ou des rapides furieux... «Moi, je veux les amener à prendre conscience qu'en tant qu'adolescentes, elles se trouvent à être des ponts entre deux cultures. Ce qui est difficile», dit Elsy.

Elsy Fneiche a 25 ans. Elle est étudiante de dernière année en psychoéducation. D'origine libanaise, arrivée ici à l'âge de 2 ans. Musulmane, voilée et maquillée. Pour des adolescentes en crise identitaire, elle est tel un garde-fou sur un pont.

Dans la très multiethnique école secondaire Saint-Maxime, à Laval, Elsy a mis sur pied un projet fort intéressant pour aider des jeunes en crise identitaire à trouver un équilibre entre les valeurs de la société d'accueil et celles de la maison. Un projet-pilote qui mériterait d'être reproduit dans d'autres communautés tant il vient combler un vide.

De nombreux projets existent déjà pour l'accueil des immigrants. D'autres veillent à leur intégration. Mais rares sont ceux qui touchent précisément la crise identitaire chez les adolescents immigrants. Celui-ci est fabuleux, m'a dit Mylène Quintal, l'enseignante qui m'a suggéré de rencontrer Elsy.

Comme l'a montré de façon horrible le procès Shafia, les conflits intergénérationnels peuvent devenir, dans des cas extrêmes, le terreau de tragédies. Pour Elsy, qui a été bouleversée par la tragédie des filles Shafia, il importe de ne pas attendre des situations aussi dramatiques pour s'occuper non seulement des difficultés d'intégration des ados immigrants, mais aussi de celles des parents. «Il y a tellement de travail à faire auprès des parents, dit-elle. C'est immense.»

Au départ, pour ce projet, Elsy avait ciblé les jeunes filles arabo-musulmanes, car les études disent que ce sont elles qui sont le plus stigmatisées et qui vivent le plus difficilement le choc des cultures. Mais au fil des rencontres qu'elle animait, des filles arabo-chrétiennes sont aussi venues cogner à sa porte, manifestant le désir de se joindre à la discussion. Toutes ont parlé des pressions qu'elles subissaient pour différentes raisons. Parce qu'elles veulent s'habiller de façon sexy, parce qu'elles veulent sortir, parce qu'elles veulent fréquenter des garçons, parce qu'elles ne veulent pas porter le voile...

«En plus de la crise identitaire normale de l'adolescence, il y a la crise culturelle, où l'adolescent se sent pris entre deux cultures, explique Elsy. Étant donné que les jeunes s'intègrent plus rapidement que les parents - on l'a beaucoup vu dans le procès Shafia -, l'adolescent va s'identifier à des schèmes plus québécois alors que le parent va s'identifier à des schèmes plus traditionnels. Ce qui va causer beaucoup de disputes entre les deux.»

Les adolescentes en crise identitaire ont souvent une piètre estime d'elles-mêmes, se culpabilisent beaucoup, ont parfois même des idées suicidaires. Elsy a rencontré des filles qui pensaient se suicider parce qu'elles avaient un amoureux. Elles craignaient par-dessus tout le jugement de la communauté. «Les parents imprègnent beaucoup à leurs enfants l'idée qu'il faut faire des choses pour faire plaisir à la communauté. Ils leur disent: «Même si moi, je sais que tu ne fais rien de mal, les gens ne le savent pas. C'est préférable de ne pas le faire...»»

Dans de tels cas, si l'adolescent ne reçoit pas d'aide, il aura tendance à résoudre la crise de façon inappropriée, en allant vers des extrêmes. Soit en rejetant complètement sa culture d'origine, soit en rejetant complètement la culture d'accueil pour se réfugier dans sa culture d'origine. Elsy essaie plutôt d'amener les adolescentes qu'elle rencontre à déconstruire les pensées irrationnelles, à reconstruire leur confiance en elles-mêmes, à trouver un équilibre. À voir le pont comme un endroit qui leur donne aussi la chance de tirer le meilleur des deux mondes.

Le simple fait de parler de leurs problèmes est déjà un bon pas. Elles réalisent qu'elles ne sont pas seules. «Il y a culturellement une certaine gêne. Ce sont des filles qui vont beaucoup travailler à avoir l'air de «bonnes filles». Elles ne vont pas parler des dilemmes qu'elles vivent.»

Le discours de ces adolescentes a rappelé à Elsy ses 15 ans. «J'avais toujours une image négative de moi-même, toujours un discours culpabilisant sur moi-même. Pas nécessairement à cause de ce que mes parents me disaient. Mais indirectement, d'entendre des parents dire entre eux: «Elle est une mauvaise fille parce qu'elle n'est plus vierge, elle est une mauvaise fille parce qu'elle est amoureuse...» Même quand ça ne les concerne pas personnellement, les jeunes filles s'approprient ces discours et se mettent de la pression elles-mêmes.»

Le fait d'avoir une intervenante de la même culture qui leur dit que non, elles ne sont pas des mauvaises filles, améliore l'efficacité de la démarche. Les adolescentes sont alors plus réceptives. Elles se disent qu'Elsy comprend vraiment ce qu'elles vivent. Elle sait que l'on peut faire des ponts où les rapides sont furieux*.

* Je trafique ici un vers de la chanson Moi, Elsie, d'Elisapie Isaac (paroles de Richard Desjardins).