Le discours sur l'itinérance a changé en mieux au cours des dernières années à Montréal. Mais les bonnes intentions semblent avoir laissé intacte la culture de la répression. Les sans-abri continuent plus souvent qu'à leur tour à collectionner des contraventions aussi injustes qu'inutiles.

«C'est comme si on avait une baignoire qui se remplit à flots. Même si on invente des petites cuillères pour la vider, cela ne change pas grand-chose. Le robinet coule toujours», explique Céline Bellot, de l'École de service social de l'Université de Montréal, coauteure d'un rapport sur la judiciarisation des sans-abri à Montréal qui sera rendu public aujourd'hui par le Réseau d'aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM).

Ce rapport, qui dresse un bilan des 15 dernières années, contient de nombreuses données inquiétantes (voir l'article de mon collègue Hugo Meunier). Des données qui illustrent le gouffre entre le discours des autorités et la pratique. Le discours a changé, oui. Mais pour le reste, rien n'a vraiment changé, nous disent les chercheurs.

Quand on voit que les sans-abri, qui représentent moins de 2% de la population montréalaise, récoltent à eux seuls 25% des contraventions remises pour des règlements municipaux, il y a lieu de se poser de sérieuses questions sur le profilage social dont ils sont victimes. Il y a lieu de se demander si la politique de «tolérance zéro» du profilage de la Ville de Montréal est autre chose que du vent.

Depuis 2004, les sans-abri ne sont plus mis en prison pour non-paiement d'amendes, ce qui est un pas dans la bonne direction. Mais cela n'a pas réglé pour autant le problème de judiciarisation de l'itinérance. Cela ne change rien au fait que 6000 contraventions sont remises en moyenne chaque année à des gens à qui on reproche finalement d'être pauvres et marginaux. Six mille contraventions remises à des sans-abri coupables de tenter de survivre. Des gens que l'on aimerait effacer du paysage urbain. Pour y arriver, on continue trop souvent à utiliser en premier recours des moyens répressifs inefficaces.

Pense-t-on vraiment que le fait d'ensevelir un sans-abri sous 374 constats d'infraction en six ans - un cas extrême et ahurissant rapporté dans l'étude - puisse lui donner de meilleures chances de réinsertion sociale? Pense-t-on vraiment que de remettre à ce même homme 132 contraventions pour s'être couché sur un banc ou sur le plancher dans le métro puisse servir à quelque chose? Pense-t-on vraiment que de donner une contravention à un sans-abri alcoolique chaque fois qu'il boit l'aidera à se délivrer de sa dépendance?

En plus d'être absurde, la répression dans de tels cas coûte très cher pour rien. Les sommes englouties par l'État dans la judiciarisation seraient beaucoup plus utiles si elles étaient consacrées à des programmes sociaux. Placer des gens dans des logements sociaux avec soutien communautaire coûterait beaucoup moins cher que de les envoyer se noyer dans la machine judiciaire.

Certains tenteront de justifier la pratique répressive au nom de la sécurité. Le fait est, nous dit cette étude, qu'une très faible proportion des faits reprochés aux sans-abri concerne des actes violents. On leur reproche le plus souvent de consommer sur la place publique, de flâner ou juste d'exister (refus de circuler sur la place publique ou présence dans les parcs en dehors des heures d'ouverture).

Certains diront aussi que les policiers n'ont pas le choix d'intervenir devant des sans-abri souffrant de graves problèmes de santé mentale qui ont des comportements imprévisibles et dérangeants. Mais encore là, les données compilées ne permettent pas d'étayer cette hypothèse. Malgré l'existence de nombreux règlements municipaux qui permettraient de remettre des contraventions pour avoir crié, insulté ou menacé ou pour avoir eu des altercations, rares sont les constats d'infraction remis pour de tels motifs.

Que faire pour que cesse la judiciarisation de l'itinérance? Que faire pour fermer le robinet antirobineux? Comme le dit Céline Bellot, il faudrait certainement miser davantage sur l'intervention sociale. Plus de lieux publics où les sans-abri pourraient aller. Plus de centres de jour, plus de centres de dégrisement. Et au-delà de ces moyens concrets, il faut avant tout un changement de culture, rappelle avec raison Bernard St-Jacques, du RAPSIM. «Il faut une vraie prise de conscience au sein même des forces policières. Il y en a une en haut de la hiérarchie. Il faudrait qu'elle descende.»