Ce que l'on est bien en mai. Fini les gros manteaux, les gants, les chapeaux. On est dehors comme on est dedans. Tout est plus doux, même le vent. Je sors de l'école. Midi moins quart. Les cours sont moins longs en mai. Ce n'est pas que les professeurs sont plus intéressants, c'est que le paysage est plus captivant. Tous les élèves ont les yeux tournés vers les fenêtres, et les profs aussi. C'est le réveil de la nature. Et la nature n'a pas envie de rester toute seule. Alors elle nous appelle: Venez, venez, il fait chaud! Et nous on lui répond: attends un peu, le cours finit à midi. Mais 15 minutes avant, le professeur n'en peut plus. Il dénoue sa cravate: Allez-vous-en, profitez du beau temps!

 

Je dîne à la maison. Ma soeur arrive avec un gros bouquet de muguet. Elle le donne à ma mère. Ma mère est toute contente. Elle le met dans un vase et me dit: sens comme ça sent bon. C'est vrai que ça sent bon. Ça sent mai. Je demande à ma soeur où elle l'a pris:

- Je l'ai pris sur le terrain d'une grosse maison près de Villa-Maria...

- Tu as le droit de faire ça?

- Bien sûr, le muguet, c'est à tout le monde...

Wow! Je ne savais pas ça. Je ne savais pas que le muguet appartenait à tout le monde. Je ne savais pas que peu importe où il pousse, on pouvait en prendre et s'en faire un bouquet, car il est autant à nous qu'aux autres. Quelle loi poétique! Vive le muguet libre!

Je retourne à l'école avec une seule idée en tête, trouver, moi aussi, le muguet de la liberté et l'offrir à ma mère. Ça lui fait tellement plaisir. J'inspecte toutes les maisons qui donnent sur la cour d'école, aucun muguet en vue. Il y en a une avec plein de tulipes. Je me demande si la loi s'applique aux tulipes aussi? Dans le doute, je m'abstiens. Je crois que je fais bien. Surtout qu'il y a un gros chien sur ce terrain.

Les cours recommencent. M. Bélec a mis sa chemise fleurie. Par la fenêtre, je regarde si les maisons de l'autre côté de la rue ont des muguets en fleurs. Je n'en vois pas. Dommage. Il est 15h30, le prof nous chasse encore plus tôt. Il doit avoir rendez-vous sur une terrasse. Sa chemise fleurie, il ne l'a pas mise pour les 30 pissenlits de sa classe.

Je rentre à la maison. Un peu déçu. Pas trouvé de muguet pour maman. Je prends ma balle, mon gant de baseball et je m'en vais jouer dans la ruelle. Je lance la balle sur la porte de garage et j'attrape le rebond avec mon gant. Une fois, dix fois, cent fois.

Oups, celle-là, je la manque. La balle roule dans la ruelle jusque sur le terrain de la voisine. Je sais que vous savez déjà ce que je vais trouver, mais moi je ne le sais pas encore, car ce n'est pas ce que je cherche. Je cherche ma balle. Je me glisse sous la haie. Elle n'est pas là. Je rampe sur la pelouse. Elle est là, au fond. Au pied de quoi? Allez, tous ensemble: d'un muguet en fleurs! J'ai les yeux gros comme ceux de Réal Caouette (Jean-Luc Mongrain n'existait pas encore). Je cours dans la maison. Je prends les gros ciseaux dans le tiroir de la cuisine et je retourne sur le terrain de la voisine.

Je coupe une branche, puis deux, puis trois, puis je me dis que ce serait bien que mon bouquet soit encore plus gros que celui de ma soeur. Comme ça, ma mère sera encore plus contente. Alors j'en coupe plein. Dix, douze, vingt.

Qu'essé que tu fais là????

C'est Mme Lajoie...

- Je prends du muguet pour maman...

- Ben là! Arrête ça tout de suite! Ta mère, elle ira s'en acheter du muguet. T'a toute saccagé mon arbre!

- Ben... C'est parce que ma soeur m'a dit que le muguet, c'était à tout le monde.

- Ta soeur, c'est une communiste. Pis toé, t'es un voleur! Redonne-moi ça!

Ma mère sort sur la galerie: Que se passe-t-il? La voisine lui répond:

- Votre fils m'a vandalisée madame! La prochaine fois, j'appelle la police!

- Stéphane, rentre à la maison!

Je rentre à la maison en pleurant: Bouhouhou... Je pensais que le muguet, c'était à touuuut le monde...

Ma mère me console:

- Ben non, le muguet sur le terrain de Mme Lajoie, il est à Mme Lajoie.

- Pourquoi Dominique, elle en a pris, elle?

- Ben, elle en a pris juste un peu, à des gens que l'on ne connaît pas pis qui habitent loin...

- Donc on a le droit d'en prendre, seulement à des gens que l'on ne connaît pas, pis qui habitent loin?

- Non, pas vraiment, vaut mieux toujours demander avant...

À 10 ans, je venais de comprendre une des règles de la mondialisation. Prendre le bien de quelqu'un qui habite loin et qu'on ne connaît pas, c'est moins grave que de prendre le bien de son voisin.

La loi poétique n'existe pas. Le muguet n'est pas à tout le monde. Sauf quand tout le monde n'est pas là pour nous voir le prendre.

Joyeux muguet, tout le monde!