Ça fait six heures qu'on roule, presque sans arrêt. Une petite pause pipi dans les montagnes Blanches, c'est tout. Mon père n'aime pas s'arrêter en chemin. Il n'arrête même pas pour fumer. Il fume en conduisant. Et nous, les trois enfants, assis en arrière, on reçoit la boucane. Les vacances d'été, ça commence toujours par un petit mal de mer. Mais ça ne nous dérange pas, on a tellement hâte d'être dedans.

Mon frère lit son Bob Morane, ma soeur dort, je classe mes cartes de baseball, ma mère contemple le paysage et mon père fume comme son char. On quitte l'autoroute et on entre dans les terres. Soudain, ça ne sent plus la Matinée de mon père. Ça sent le vent. Ça sent l'espace. Ça sent le ciel. Et ma mère lance: «Regardez, c'est la mer!»

On sort tous la tête de l'auto. La mer! La mer! On a beau l'avoir vue l'année dernière et l'année d'avant, ça donne un coup. C'est toujours comme si c'était la première fois qu'elle nous apparaît. On a beau être seulement dans le Maine, chaque fois qu'on rencontre la mer, on a l'impression d'être au bout du monde. Là où finit la Terre. Là où commence une autre planète, la Mer.

Ma mère demande à mon père de rouler moins vite avant d'entrer dans le village, pour qu'on puisse l'admirer plus longtemps. Jamais rien vu d'aussi saisissant. Jamais rien vu d'aussi grand. Il n'y a pas un édifice, une tour, un monument, un tableau qui rivalise avec cette vision. C'est tellement grand. C'est infiniment grand. Nos yeux n'arrivent pas à tout voir. Nos yeux n'arrivent pas à la cadrer. Ça donne le vertige.

Un ciel étoilé aussi nous chavire. Mais c'est loin, si loin. Tandis que la mer, c'est à côté. On sait qu'on peut la toucher. Qu'elle peut venir nous lécher les pieds. Se baigner dans la mer, c'est jouer avec un géant. Comme la petite blonde dans les pattes de King Kong. On se sent si minuscule. Mais en même temps plus grand que tous ceux qui n'osent pas se mesurer à elle.

Ma mère demande à mon père d'arrêter l'auto. Il se gare en bougonnant un peu. Pourtant, c'est le plus beau moment du voyage. On est arrivé. On y est. On a atteint notre but. Comme si on venait d'escalader la plus haute des montagnes, on contemple la vue. On contemple la mer. C'est grâce à elle si on est ici.

Kennebunk est un beau petit village, avec un beau carrefour et une belle maison de bonbons. Mais sans la mer, on serait ailleurs. L'été, que les voyageurs aillent à Old Orchard, à Wildwood, à Virginia Beach ou à Cuba, ils vont tous au même endroit. Ils vont tous à la mer. Ils vont sur le dernier bout de terre avant qu'elle commence. Qu'elle monte et descende.

Mon père ne comprend pas. Il s'allume une autre cigarette. «On va revenir tantôt, la mer ne s'en ira pas. Elle va être là toute la semaine...»

C'est vrai, tantôt, on va revenir, avec le panier à pique-nique, les serviettes de plage et la crème solaire. Et la mer sera toujours là, mais ce ne sera plus pareil. On ne la regardera pas de la même façon. On l'aura déjà vue. Elle nous surprendra moins. Elle deviendra un jeu. Un manège. Une machine à vagues. Tantôt, elle sera un endroit touristique. En ce moment, elle est une présence géographique. Elle arrive sur notre chemin.

On est parti de Montréal pour venir jusqu'à elle. On a franchi des plaines, des collines et des montagnes pour la rejoindre. Et au moment où c'est fait, on se sent comme Armstrong qui voit la Lune. On a l'impression d'être un découvreur. Tantôt, avec nos maillots, on se sentira plutôt voyeur. Mais là, on ne voit pas les beaux bronzés autour ni les châteaux de sable. On ne voit qu'elle. La plus belle.

Et toujours la chanson de Trenet qui s'empare de ma tête. «La mer qu'on voit danser le long des golfes clairs...» Incapable de contempler l'océan sans être accompagné par cet air. Ça doit sortir des coquillages, ces petits haut-parleurs. Trenet a eu le génie d'écrire l'hymne national de la mer. La mer est le plus grand pays au monde. Le seul où l'homme sera toujours un étranger.

Mon père redémarre son vieil Impala. La minute de contemplation est terminée. Pour cette année.

Pas une fois je ne suis allé à la mer sans vivre cette arrivée à nouveau. Et j'avais beau être seul, avec ma blonde ou avec des amis, dès que la route débouchait sur la mer, j'entendais la voix de la mienne, de mère, dire: «Regardez, c'est la mer!» Et je la regardais encore avec le même émerveillement. Les mêmes yeux d'enfant et le même sentiment de rencontrer l'infini.

Si j'y retourne cet été, c'est sûr que la chanson de Trenet va se remettre à jouer. «La mer qu'on voit danser le long des golfs clairs...» Et c'est là que la réalité va me sortir du rêve. Le long des golfes clairs ou le long des golfes noirs? L'homme est en train de tout détruire. L'homme est en train de détruire la mer et les chansons.

Pendant presque trois mois, l'homme a souillé la pureté de la mer avec son geyser de pétrole. Avec son poison à poissons.

On a beau être si petit à côté d'elle. On a beau être gros comme une sardine, l'homme parvient quand même à lui faire mal. L'homme réussit toujours à faire mal. C'est son plus grand pouvoir.

Avant, je regardais la mer comme on regarde la plus grande des puissances, comme on regarde le mouvement de la vie, le destin qui se brise comme les vagues. Avant, je regardais la mer comme on regarde Dieu. Maintenant, je saurai que Dieu est aussi fragile que moi. Que la mer n'est pas à l'abri de la folie humaine. Et savez-vous quoi? Je vais la trouver encore plus belle.

Sur toutes les plages, il y a des sauveteurs pour sauver les humains de la mer. Ils sont où les sauveteurs pour sauver la mer des humains?