La première fois que j'ai vu Le Parrain, j'avais 12 ans. Le film était diffusé, en primeur, à Télé-Métropole. En ce temps-là, il n'y avait pas de VHS, encore moins de DVD et encore moins moins d'internet. Quand un film n'était plus à l'affiche au grand écran, la seule façon de le voir, c'était la bonne vieille télé. Et ça devenait un événement.

Je me souviens de cette soirée comme je me souviens de la soirée où l'homme a marché sur la Lune...

Tout a commencé avec un avertissement: «Ce film contient des scènes de violence qui pourraient choquer nos téléspectateurs. Il est recommandé à un public de 13 ans et plus.» C'est la première fois que je regarde quelque chose qui commence comme ça. Avant Bobino, Moi et l'autre ou le hockey, on ne nous avertit pas. Treize ans et plus... Je suis dans l'illégalité. Le Parrain n'est pas encore commencé que je suis déjà du côté des criminels.

Ma mère est très contrariée. Ce n'est pas son genre de film. Elle préfère les belles histoire d'amour comme Docteur Jivago ou les comédies musicales avec Fred Astaire. Elle a hésité longtemps avant de me donner la permission de regarder Le Parrain. Je lui ai fait une offre qu'elle ne pouvait pas refuser: je vais faire le ménage de ma chambre en contrepartie.

Ça commence par un beau mariage. Ma mère est rassurée. Du soleil, des fleurs, des belles robes. Ma soeur trouve que Pacino est beau. Ma mère aime bien le chanteur en bleu poudre. Il lui fait penser à Frank Sinatra. Tout le monde s'amuse dans le salon. Soudain, on entre dans un bureau, il y a un homme dans l'ombre, c'est Marlon Brando. C'est le parrain. J'ai comme une petite frayeur. Je me sens intimidé. Il parle tout bas. Et cela a plus d'effet que s'il parlait fort. Tout le monde se tait pour l'entendre. Dans le salon, on ne s'amuse plus. On l'écoute, obéissants.

Pub. Ça doit être la centième depuis le début. Il y en a tellement que le film est présenté en deux parties. Un événement, c'est payant. Ça coupe le rythme, mais ça permet de respirer. Au retour de la pub de du Maurier, l'annonceur répète son avertissement. Inquiétant. Quelque chose va se passer. Un homme se réveille dans son lit, il y a du sang. Plein de sang. Il repousse les couvertures et découvre une tête de cheval tranchée. C'est du sang de pur-sang. Ma mère et ma soeur crient et se lèvent. C'est trop pour elles. Ma mère m'interpelle: «Stéphane, tu devrais aller jouer dans ta chambre, tu vas faire des cauchemars.» Je réponds: «Ben non, ça ne me fait pas peur!» Même si je suis blanc comme un drap pas taché encore.

Les filles sont parties tricoter dans la salle à manger, il ne reste que les hommes devant la télévision: mon père, mon frère et moi. Mon frère a vu le film au cinéma. Il nous avertit à son tour: «C'est là que ça commence à être bon...»

Deux cents meurtres et trois cents pauses commerciales plus tard, la première partie se termine. Je vais me coucher. Envoûté. J'ai la musique dans ma tête. Pas celle de la chanson-thème. l'autre. Celle qui survient toujours avant qu'il se passe quelque chose. La... La, la, la... La, la, la. L'oiseau de malheur qui chante la mort à venir. Je m'endors avec un gros plan de Marlon Brando sous les paupières. Et je fais un cauchemar dans lequel je me réveille avec la tête de ma chatte tranchée. Je crie! Je me réveille dans la réalité. Ma chatte a toute sa tête. Ma mère aussi. Elle me prend dans ses bras en me disant: «Je te l'avais dit...»

Je n'ai pas eu le droit de voir la deuxième partie. Je n'ai jamais attendu si longtemps pour voir la fin d'un film. Plus d'un an plus tard, il a été reprogrammé, et je me le suis retapé au complet. Et durant des années, chaque fois qu'il repassait à la télé, en français ou en anglais, je le regardais. Si je tombais dessus, par hasard, en zappant, je restais là. Hypnotisé par les images de Coppola. Et bien sûr, j'ai acheté le coffret VHS, puis le coffret DVD. Et je me suis fait des festivals du Parrain à la maison: Le Parrain 1 en début de soirée, le 2 en fin de soirée. Puis, plus tard, le 3, au petit matin. Je les ai sûrement vus 20 fois, sans compter tous les cauchemars qui les accompagnent. Je ne suis pas le seul. Il y a des millions de personnes pour qui Le Parrain est un film culte.

Pourquoi? Parce c'est la grande tragédie contemporaine. Avec don Corleone dans le rôle de Hamlet. Avec la loyauté, la trahison et le droit de vie et de mort. Et surtout parce que c'est une histoire d'Italiens. Et que les Italiens sont les meilleurs tragédiens. C'est une question de langue. C'est une question de mains.

L'assassinat de Nicolo Rizzuto, cette semaine, est pour nous une mort de cinéma. On regardait la nouvelle et on entendait la musique du Parrain. Celle après coup...

«Parle plus bas car on pourrait bien nous entendre...»

Notre fascination pour la mafia sicilienne ne doit jamais nous faire oublier que, contrairement aux films de Coppola, les cauchemars qu'elle fait vivre sont vrais.