Une journée de janvier 1979, le cours de philo vient de se terminer. J'entre dans la cafétéria du collège Marguerite-Bourgeoys. Devant moi, il y a deux mondes coupés au couteau.

À gauche, les filles portent des jupes en macramé et sentent le patchouli. Les gars portent des salopettes et ont les cheveux longs tout emmêlés. Ils sont assis en indien sur leur chaise. Ils ont les yeux un peu rouges, mais ce n'est pas parce qu'ils ont pleuré. Il y a un frisé qui joue de la guitare. Et une brune qui dessine des fleurs sur les joues de son amie. Ils parlent de la pollution et des voyages sac au dos. Ils bougent lentement, ils marchent lentement, ils mangent lentement. Quand la cloche va sonner, à 13 h, ils vont rester là. À 16 h, ils seront encore là. Ils sont toujours là.

À droite, les filles ont des petits hauts avec des paillettes et sentent le parfum Avon. Les gars portent des pantalons blancs serrés sur le gland et ont les cheveux gonflés au séchoir. Ils sont assis droits sur leur chaise et tapent du pied. Ils ont les yeux vifs et reniflent souvent. Il y a une armoire à glace qui fait des étirements. Et une blonde qui se remet du rouge à lèvres. Ils parlent d'entraînement et de ce qu'ils vont faire vendredi soir. Ils bougent rapidement, marchent rapidement et mangent rapidement. Quand la cloche va sonner, à 13 h, ils vont se lever à toute vitesse et marcher du même pas. Celui de John Travolta dans La fièvre du samedi soir. Le pas des fiers pets.

La différence entre la gang de gauche et la gang de droite n'est pas financière, ni politique, ni sociale. La différence entre la gang de gauche et la gang de droite est musicale. Les jeunes de gauche écoutent Supertramp, Jethro Tull, Genesis. Ce sont des granos. Les jeunes de droite écoutent les Bee Gees, ABBA et Village People. Ce sont des discos.

Entre eux, il y a un mur. Ce n'est pas le mur de Berlin. C'est plus le Wall de Pink Floyd. C'est le mur du son. Jamais un disco ne va s'asseoir à gauche. Jamais un grano ne va s'asseoir à droite. Ils ne se parlent pas. Ils se méprisent. Les granos trouvent que les discos sont quétaines. Les discos trouvent que les granos sont pouilleux.

Si jamais un grano tombe amoureux d'une disco ou qu'un disco tombe amoureux d'une grano, c'est Roméo et Juliette, c'est West Side Story. La pression des amis est tellement forte que ça finit par casser. Les pouilleux et les quétaines ne se mêlent pas.

Quand on entre dans la cafétéria de Marguerite-Bourgeoys, on décide qui on est. On choisit son camp.

J'entre et je m'assois... au centre. Ma chaise est à la frontière. Je vis dangereusement. Les deux pattes arrière sont du côté des granos, les deux pattes avant, du côté des discos. Je porte une chemise en jean mais un pantalon blanc. J'ai les cheveux longs mais gonflés. J'aime Neil Young et j'aime Chic. Je suis un bi du beat. Ma blonde est disco, mes chums sont granolas, je suis un discola. Et c'est très exigeant.

Pour garder la sympathie du bloc de gauche, il faut que je connaisse les paroles de toutes les tounes de Frank Zappa; pour garder la sympathie du bloc de droite, il faut que je sois capable de réciter toutes les répliques de Grease. J'y arrive.

Si les deux factions me tolèrent, c'est qu'elles n'ont pas vraiment le choix. Je suis le gars de la radio. Dans le collège, tous les haut-parleurs sont branchés sur la même radio. Les chromés ne peuvent écouter CKMF, les poteux ne peuvent écouter CHOM. Ils doivent tous écouter la même affaire: CEGEP-Radio.

Quand on fait jouer I Will Survive de Gloria Gaynor, les granos manifestent devant notre local. Quand on fait jouer Mellow Yellow de Donovan, les discos fessent dans notre porte. Alors on a réglé le problème, on ne fait jouer que du québécois. Pays oblige. Ça fait le bonheur surtout des granos. Pour des dizaines d'Harmonium, Séguin, Rivard, Piché, il n'y a pas beaucoup de Boule noire et de Toulouse. Les discos rongent leur frein. Mais ils se reprennent les soirs de danse. Donna Summer enterre Fabienne Thibault. De toute façon, les granos ne viennent pas aux danses du vendredi soir, ils sont encore dans la cafétéria.

Et je chante La bite à Tibi avec eux avant d'aller me coller sur Three Times a Lady.

C'était une époque unique, la fin des années 70. Les gens se définissaient par la musique. Deux cultures vivaient en parallèle. Les années disco, ce sont aussi les années antidisco. En même temps. Quand Rod Stewart ou Queen ont composé des tounes disco, c'est comme si Pierre Bourgault était devenu fédéraliste. Une trahison pour les uns, une consécration pour les autres.

J'avais 18 ans en 1979 et j'ai eu bien du plaisir à me promener des deux côtés de la cafétéria. Des deux côtés de la boule, en appréciant le meilleur des deux mondes. Ma belle jeunesse me revient à la tête et au coeur autant quand j'entends London Calling des Clash que Too Much Heaven des Bee Gees. Ce furent des années doubles. Et j'ai l'impression de les avoir vécues deux fois.

Vous vous en doutez, j'ai hâte d'aller voir le film Funkytown, qui décrit le côté miroir de la boule.

Won't you take me to Funkytown...