Samedi, 10 septembre. Ma blonde et moi sommes devant le comptoir d'Air France à l'aéroport de Stockholm. Le type me regarde dans mon fauteuil roulant, puis il s'adresse à Marie-Pier: «Est-ce qu'il est capable de marcher pour se rendre à son siège dans l'avion?»

Je ne sais pas pourquoi ce n'est pas à moi qu'il pose la question. Je suis en fauteuil roulant parce que j'ai de la difficulté à marcher, pas à parler. Je réponds quand même: «Oui, je suis capable. Mais à Paris, il faut que mon fauteuil soit là, pour que je puisse me rendre à la porte d'embarquement de mon vol pour Montréal.» Il se gratte la tête. Il ne sait pas trop quelle étiquette mettre sur mon fauteuil roulant. Alors il les met toutes. Et nous voilà partis.

Le Boeing atterrit à Paris. Les passagers descendent de l'avion. Je demande à l'hôtesse: «Est-ce que mon fauteuil roulant est arrivé?

- Non, il a dû suivre vos bagages vers Montréal.

- Avez-vous un autre fauteuil roulant?

- Non.»

Comment ça, non? On a beau avoir voyagé dans le ciel, Dieu n'en a pas profité pour me guérir. J'ai toujours autant besoin d'un fauteuil roulant qu'il y a deux heures et demie!

Je descends tant bien que mal l'escalier qui nous conduit sur la piste. Soutenu par les agents, je monte dans une camionnette adaptée. L'hôtesse dit que ma blonde n'a pas le droit de monter avec moi, qu'elle doit prendre l'autre navette. Celle des normaux. Pourquoi? Il y a six places dans la camionnette. J'insiste. Marie-Pier me rejoint.

Au terminal F, une préposée m'attend avec un fauteuil roulant. Elle me pousse jusqu'à l'entrée puis me dit:

«Descendez du fauteuil roulant!

- Comment ça? Il faut se rendre au terminal E, pour prendre l'avion pour Montréal.

- Un de mes confrères va venir vous chercher plus tard. Moi, j'ai besoin du fauteuil.

- Si, en attendant l'arrivée de votre confrère, il me prend l'envie de pisser, qu'est-ce que je fais, si je n'ai pas de fauteuil roulant? Je fais un Depardieu?

- Bon, gardez-le, mais moi, je vais chercher des gens, alors attendez ici l'autre agent.»

Vingt minutes plus tard, nous sommes toujours là, pas de confrère à l'horizon. Nous sommes en train de manquer notre avion. Nous allons donc nous débrouiller tout seuls. Nous sommes habitués. Je place tous nos bagages à main sur mes genoux, et ma blonde me pousse vers le terminal E. La course folle est commencée. C'est qu'il est loin, le terminal E.

Juste avant la sécurité, on croise une préposée qui pousse une veille dame. Elle nous regarde comme si on était des évadés de prison: «Qu'est-ce que vous faites là?

- Ben, on s'en va prendre notre avion...

- Vous n'avez pas le droit de pousser cette chaise. Seuls les employés autorisés ont le droit de pousser cette chaise!

- L'employé autorisé n'est jamais arrivé. Comme on veut rentrer chez nous, ben on s'arrange.

- C'est défendu!»

Y en a marre de la zélée, je me tourne vers Marie-Pier: «Vite, pousse-moi, on n'a pas de temps à perdre!» La préposée met sa main sur le bras de ma blonde, s'empare d'une clé à sa ceinture, se penche sous mon fauteuil et verrouille les roues!

«Voilà, vous ne pouvez plus avancer! Ceci est notre outil de travail! N'y touchez pas!»

La collection complète des sacres québécois retentit dans l'aéroport Charles-de-Gaulle. Une agente vient de mettre un sabot de Denver sur le fauteuil roulant dans lequel je suis assis, ostie! Je suis complètement humilié. Les fauteuils roulants sont plus importants que les personnes qui sont dessus. Ma blonde ne voulait ni voler la chaise ni voler le job de quiconque, ma blonde essayait seulement de conduire son chum à l'avion. Crisse!

Je me calme. Nous sommes la veille du 11 septembre, ce n'est pas le bon week-end pour crier dans un aéroport, les gendarmes risquent de m'embarquer. Ma blonde court chercher de l'aide au comptoir d'Air France. La dame lui dit que la préposée a raison. Qu'elle ne peut rien faire pour nous.

Un agent qui pousse un fauteuil vide passe à côté de moi. Je lui explique que nous allons manquer notre avion. Il ne s'arrête pas. Il s'en fout. Il s'occupe d'un fauteuil vide, c'est bien plus important que moi.

Heureusement, la loi de la moyenne joue pour nous. Après avoir croisé une armée de sans-coeur qui respectent le règlement, on finit par tomber sur un bon Samaritain. Un préposé aux bagages me transborde dans un fauteuil non verrouillé et me pousse jusqu'à la barrière, même si ce n'est pas dans sa définition de tâche. Il va sûrement se faire engueuler par son boss et par le syndicat, mais il le fait quand même. Cet homme est un héros.

L'avion décolle. Nous sommes à bord. Mais ma condition humaine est à terre. Ce n'est pas la première fois que de telles mésaventures m'arrivent dans un aéroport: pour la plupart des gens qui y travaillent, je ne suis pas une personne, je suis un fauteuil roulant.

Pourtant, s'il y en a qui devraient comprendre que, pour aller d'un point A à un point B, parfois, il faut de l'aide, c'est bien les gens du monde de l'aviation.

Après tout, un avion, ce n'est qu'une série de fauteuils volants.

Car tous les humains sont des oiseaux handicapés, des oiseaux sans ailes.