Les grands dorment encore. Dehors, il tombe une petite neige. C'est le lendemain de Noël. Je me suis versé un jus de raisin et j'ai pris la boîte de biscuits au gingembre. Je m'installe dans le plus beau fauteuil de la maison pour lire mon premier Tintin. C'est ma tante qui me l'a donné hier. Mon frère en a déjà plein. Celui-là, c'est le premier qui est à moi. Et c'est le premier que je vais lire tout seul. Sans adulte pour me dire ce qu'il y a dans les bulles. Je suis fébrile. Angoissé, un petit peu. C'est que je n'ai pas l'âge encore. Tintin, c'est pour les 7 à 77 ans, et j'ai seulement 6 ans.

Les premières cases, ça va bien, il n'y a pas de texte! C'est Milou qui fouille dans les poubelles et se prend le museau dans une boîte de conserve. Tintin le dispute un peu. Puis, ça se complique, le mystère commence, il faut que je me concentre. Il y a des mots pas évidents à déchiffrer comme Karaboudjan.

Au port, une grosse caisse s'écroule à quelques pouces de Tintin, puis, la page suivante, le jeune reporter se fait assommer par-derrière. Dans Bugs Bunny aussi, il y a des masses qui tombent du ciel et des coups sur la tête, mais c'est drôle. Dans Tintin, ce n'est pas drôle. Dans Tintin, ça fait mal.

Dans Bugs Bunny, il y a un chasseur stupide et un lapin malin. Dans Tintin, les méchants sont malins et le héros, vulnérable. Dans Bugs Bunny, il y a des carottes. Dans Tintin, il y a de l'opium. Oui, de l'opium. C'est ce que Tintin vient de découvrir en ouvrant une boîte de crabe aux pinces d'or. Je ne sais pas ce que c'est, mais ça a l'air hallucinant.

Je commence à avoir peur. Ça m'apprendra à lire une oeuvre interdite aux moins de 7 ans. Voilà que Tintin rencontre un marin alcoolique et dépressif: c'est le capitaine Haddock. Il met le feu à leur chaloupe, puis leur hydravion s'écrase dans le désert. L'action ne manque pas. Je n'ai pas ri une seule fois, mais je suis fasciné. Les dessins sont parfaits. Simples et précis. Les personnages ne sont pas des petits comiques, ce sont des petits humains. Les rides en moins.

Le capitaine Haddock est en train d'égorger Tintin. Il me semble que mon frère m'avait dit que c'était son ami. Faut se méfier de ses amis?

Au bas de la page 32, il y a l'image qui va me faire faire des cauchemars pour les cinq années suivantes. Tintin a le corps pris dans une bouteille de vin, il n'y a que sa tête qui dépasse. Le capitaine Haddock arrive avec un tire-bouchon et tente de déboucher la tête de Tintin! Horreur! À la page 33, je comprends que ce n'est pas vrai, que c'est Tintin qui délirait. Mais c'est trop tard. Le mal est fait. Je n'aurais jamais dû lire un Tintin tout seul! Où est mon frère Bertrand?

L'intrigue est de plus en plus compliquée. Et les bulles sont de plus en plus lourdes de mots. Ça doit bien faire une heure que j'ai le nez plongé dans ma BD. Ma mère doit sa grasse matinée à Hergé. Elle va lui devoir aussi sa courte nuit, car je vais me réveiller au moins trois fois à cause du maniaque au tire-bouchon.

Tintin a réussi à épingler les trafiquants de stupéfiants. Tout est bien qui finit bien. Milou reçoit un gros os et le capitaine Haddock manque de s'évanouir parce qu'il a bu un verre d'eau. Ouf! J'ai l'impression d'avoir vieilli de 10 ans en lisant cet album. Ça devrait être ça, le slogan: avec Tintin, vous passez de 7 à 77 ans.

J'ai la piqûre. Durant les vacances de Noël, je ne vais faire que ça, lire des Tintin. Et dans chacun d'eux, je vais découvrir un monde. Un monde violent, fourbe, sadique, mégalomane et complexe. Un monde à des années-lumière du monde de Walt Disney. Un monde à un trait de dessin du vrai monde. Celui dans lequel je suis pris, sans le savoir encore.

Tintin, c'était la porte d'entrée des mômes de ma génération dans la réalité. C'est là qu'on apprivoisait la condition humaine. C'est là qu'on apprenait à se défendre. À déjouer les complots. À sauver sa peau. À reconnaître les méchants. À comprendre qu'ils sont partout. Qu'ils sont parmi nous. En gardant l'espoir qu'il y avait encore sur cette planète des petits gars bons et sans malice comme Tintin. Et que ce sont eux qui gagnent à la fin. C'est plus tard qu'on apprendra que ce n'est pas toujours le cas. Vraiment pas.

Aujourd'hui, pour un enfant de 6 ans, la porte d'entrée dans le monde des grands, c'est l'internet. Une porte beaucoup plus grande pour un monde beaucoup plus vaste. Ils l'ont bien en face. Sans Tintin pour les guider. Sans Tintin pour le ramener à leur échelle. Pendant que vous allez dormir, le 26 décembre au matin, il y a plein de flos qui vont en profiter pour surfer. Ils risquent de tomber sur des images encore plus troublantes que celle du capitaine Haddock voulant déboucher Tintin. Quoique...

Je n'en suis pas encore complètement remis. Tellement que je ne sais pas si je vais aller voir Tintin au cinéma. Mon coeur d'enfant risque de ne pas supporter la vue de la scène du tire-bouchon en 3D. À moins que j'y aille avec mon grand frère...