Nous sommes tombés dessus à l'extrémité du parc où les fermiers qui me recevaient lundi recueillent des animaux sauvages en danger rescapés un peu partout en Afrique.

Elle était couchée de l'autre côté de la haute clôture, apparemment endormie. En fait, elle était morte. Une jeune femme terriblement maigre, vraisemblablement zimbabwéenne.

Le fermier, bouleversé, a stoppé sa jeep. «Je ne crois pas qu'elle dorme», m'a-t-il dit. «Moi non plus, lui ai-je répondu. Elle ne respire plus.»

Le fermier a escaladé la clôture pour s'approcher d'elle, mais la seule chose qu'il restait à faire, c'était d'appeler la police.

Je ne suis pas pathologiste, mais tout indiquait que la mort était récente et de cause naturelle, quoiqu'il n'y ait rien de «naturel» à mourir si jeune, seule au bout d'un champ perdu à la campagne.

D'un côté de la clôture, des Blancs riches qui s'émerveillent devant des animaux sauvages sauvés de l'extinction. De l'autre, une jeune femme noire morte comme un chien abandonné au bout d'un rang. Une telle métaphore, ça ne s'invente pas.

Ce n'est qu'une anecdote, bien sûr. C'était d'ailleurs la première fois qu'une telle chose arrivait à ces fermiers de la région viticole de Stellenbosch, des gens de bien, qui font des pieds et des mains pour améliorer les conditions de vie de leurs nombreux employés noirs et de leur famille.

Cette découverte macabre au bout d'un champ, comme tant d'autres images captées dans les derniers jours à Johannesburg, au Cap et dans la majestueuse région de Stellenbosch, est toutefois une preuve supplémentaire du sort pitoyable des travailleurs immigrés.

Depuis quelques jours, à la sortie de la ville de Paarl, des dizaines de familles d'immigrés du Zimbabwe se massent près de l'autoroute nationale N1 avec tous leurs biens (même des frigos!) dans l'espoir de monter à bord d'un camion, à prix raisonnable, en direction de Johannesburg, à 1600 km au nord. Ils étaient venus dans la région du Cap pour travailler dans les nombreuses fermes et vignobles, mais les rumeurs persistantes d'attaques xénophobes les poussent maintenant à fuir.

Derrière la carte postale

Sous les images de carte postale des vignobles de la région du Cap se cachent de grands débats de fond qui sont loin d'être réglés en Afrique du Sud, près de 20 ans après la fin de l'apartheid.

Il y a les tensions raciales, palpables ces temps-ci, entre les Noirs sud-africains et les travailleurs immigrés, du Zimbabwe surtout. Mais aussi, d'une part, l'impatience des Noirs en attente de leur affranchissement économique et, d'autre part, la frustration des Blancs, qui estiment faire trop de compromis.

C'est l'«hiver», ici, en ce moment. Il pleut souvent et les vignes, dénudées et recroquevillées, refont leurs forces pour les prochaines vendanges (en février et mars). Le décor est paisible, mais les conversations s'animent rapidement lorsqu'on parle de l'avenir de cette industrie, de la mainmise des vieilles familles afrikaners et de la montée d'une nouvelle génération de Noirs dans ce monde de Blancs.

Les Noirs, qui fournissent la main-d'oeuvre agricole depuis des siècles, rêvent maintenant d'accéder aux postes de direction et, surtout, d'acheter leurs propres terres et de gérer leurs vignobles.

Lancer une exploitation viticole exige de l'argent. Beaucoup d'argent. Les Noirs partent de tellement loin comparativement aux Blancs, dont les familles exploitent le sol depuis plus de 350 ans!

Le sort des Noirs s'est passablement amélioré. On n'en est plus à l'époque pas si lointaine du dop system, qui consistait à «payer» en partie les travailleurs en vin (du très mauvais vin, en quantité atteignant jusqu'à 2,5 litres par jour!). Les Noirs sont toutefois rares aux postes décisionnels, et ils ne sont propriétaires que d'un seul vignoble en Afrique du Sud. Plusieurs sont wine makers ou exploitent des vignes en coopérative ou en association avec des Blancs, mais ils sont encore loin de mettre leur nom sur une bouteille.

«C'est lent, très lent, dit Matome Mbatha, de l'organisation Wine of South Africa (WOSA). Les Noirs n'ont toujours pas accès à la propriété, et le vrai pouvoir reste concentré dans un petit réseau.»

Malgré quelques histoires à succès, le vin sud-africain reste très majoritairement... blanc.

Entre les aspirations des Noirs et les peurs des Blancs, un malaise persiste.

Lourdes charges

Les initiatives profitant aux Noirs sont soit subventionnées par le gouvernement, soit rendues possibles grâce à la générosité d'un propriétaire blanc. Ces initiatives sont porteuses et valables, certes, mais elles ne font, selon certains, que maintenir l'état d'asservissement économique des Noirs.

De leur côté, les Blancs se plaignent (pas trop fort, évidemment, en cette ère post-apartheid) d'être soumis à un régime insoutenable financièrement. Ils fournissent souvent le logement (gratuitement), une garderie pour les enfants, les services de santé, le transport en ville...

Une loi dit aussi que quiconque a travaillé plus de 10 ans dans une ferme et atteint 65 ans a le droit, avec sa famille, d'habiter dans cette ferme jusqu'à sa mort.

«Lorsque vous avez trois, quatre, cinq familles comme ça, ça commence à peser lourd, dit Sue Birch, présidente de WOSA. En temps de récession, ce ne sont que des charges parfaitement improductives qui s'accumulent. Peut-être faut-il revoir le modèle.»

Tunis Els, jeune oenologue talentueux qui gère le vignoble L'Avenir, racheté en 2005 par le groupe français Laroche, croit lui aussi que de telles charges ne sont pas viables dans une industrie où la concurrence est aussi féroce. Il s'inquiète d'ailleurs de l'avenir, en particulier des relations entre la minorité blanche et la majorité noire.

Le régime de l'apartheid a fait tellement de dégâts, il est normal de vouloir corriger les erreurs du passé, dit Sue Birch. Mais à quel prix? demande-t-elle.

«Les amateurs veulent boire du vin pour se détendre, pour découvrir, pas pour faire de la politique. Ils n'achètent pas une bouteille juste parce que c'est sud-africain, ils l'achètent d'abord en fonction du prix.»

Photo: AFP

Malgré quelques histoires à succès, le vin sud-africain reste très majoritairement... blanc. Entre les aspirations des Noirs et les peurs des Blancs, un malaise persiste.