On a vu bien des choses étranges à Ottawa depuis quelques années: un projet de gouvernement de coalition PLC-NPD dirigé par Stéphane Dion et appuyé par le Bloc québécois, des partis de l'opposition qui avalent des couleuvres pour éviter d'aller en élection, un gouvernement conservateur qui se convertit aux vertus de l'interventionnisme d'État, un premier ministre qui obtient in extremis une prorogation pour sauver sa peau, etc.

Ce à quoi on a assisté hier, par contre, est tout à fait dans l'ordre des choses: le Parti libéral du Canada revient à ses marottes et promet d'investir du gros argent dans un programme social, soit une aide aux salariés qui prennent soin d'un proche malade (ce que l'on appelle, dans l'affreux jargon du milieu, des «aidants naturels»).

Michael Ignatieff a en effet annoncé hier qu'un gouvernement libéral bonifierait sérieusement le programme qui permet aux Canadiens de quitter leur emploi temporairement pour être auprès d'un membre de leur famille. Une promesse de 1 milliard financée par l'annulation des baisses d'impôts promises aux entreprises par le gouvernement Harper.

Ce faisant, le chef libéral revient aussi à une certaine normalité, jouant enfin son rôle de chef de l'opposition et proposant une solution de rechange tangible aux électeurs. Depuis quelques semaines, les libéraux ont fait front contre l'abolition d'une partie du registre des armes à feu, ils se sont opposés à l'achat de coûteux avions de chasse et, maintenant, ils annoncent qu'ils veulent priver les entreprises de baisses d'impôts pour aider les familles aux prises avec la maladie.

On débattra abondamment des vertus - ou des vices - des propositions de M. Ignatieff mais visiblement, sa longue tournée estivale lui aura permis d'articuler quelques idées maîtresses (ce qui était sa principale lacune), d'élaborer un programme plus près des traditions libérales en plus de lui donner l'envie de se battre.

En promettant d'abolir les baisses d'impôts promises aux entreprises pour les convertir en de nouvelles dépenses gouvernementales, M. Ignatieff vient de heurter les conservateurs de plein fouet. Ceux-ci ne manqueront pas d'accuser les libéraux de couper les jambes des entreprises en pleine reprise et de se remettre à dépenser dans de nouveaux programmes sociaux luxueux.

La situation à Ottawa n'est pas sans rappeler celle de Barack Obama, qui a décidé de ne pas prolonger les baisses d'impôts aux nantis promises par George W. Bush et qui doit maintenant affronter la droite. Le président Obama tente de jouer la carte populiste tout en sachant qu'il va fouetter ses adversaires.

M. Ignatieff semble prêt lui aussi à courir ce risque. En le regardant discuter avec Jean Chrétien, l'autre jour à la télévision pendant l'installation du nouveau gouverneur général au Parlement, je me demandais ce que les deux hommes pouvaient bien se raconter. Peut-être parlaient-ils de la meilleure stratégie pour affronter Stephen Harper. Peut-être parlaient-ils de connaissances communes, Peter Donolo et Patrick Parisot, deux anciens fidèles de Jean Chrétien qui occupent maintenant les postes de chef de cabinet et de directeur des communications au cabinet de M. Ignatieff.

Dans le caucus libéral et parmi les militants, on sent, malgré les sondages décevants, une nouvelle énergie et une grande détermination à en découdre dès le printemps prochain avec les conservateurs. «Il est très clair pour tout le monde que nous ne pouvons appuyer le prochain budget et que nous partirons en campagne ce printemps», résume un proche de Michael Ignatieff.

En poursuivant son positionnement stratégique, le chef libéral cherche aussi à couper l'herbe sous le pied de Jack Layton, opposé lui aussi aux baisses d'impôts aux entreprises.

On revient donc à une bataille PLC-NPD sur le flanc gauche. Ça aussi, c'est dans l'ordre des choses à Ottawa. Le rapprochement entre les deux partis, dont on a beaucoup parlé le printemps dernier, semble bel et bien mort-né.

Au Québec, ce repositionnement du chef libéral aura toutefois peu d'effet sur le paysage politique.

Pour le moment, le Bloc québécois a encore le champ libre et Gilles Duceppe pourrait faire des gains dans la région de Québec si les conservateurs et les libéraux restent sourds aux appels de la population de la région en faveur d'un investissement dans un nouvel amphithéâtre.

En plus, l'appui (tacite) des libéraux à la création d'une commission canadienne des valeurs mobilières et leur propension à envahir les champs de compétence du Québec (en santé et en éducation) fourniront quelques munitions aux troupes bloquistes.

À quelques mois d'une probable nouvelle campagne électorale, le Bloc reste donc, 20 ans après sa création, une valeur refuge tout à fait convenable pour une majorité de Québécois.