Les discours politiques virulents et hyperpartisans peuvent-ils pousser certains individus à commettre l'irréparable?

Depuis la tuerie de samedi en Arizona, cette question hante les médias et les politiciens américains.

Poser la question, c'est y répondre: bien sûr que la rhétorique extrême, haineuse ou hargneuse, basée sur le ressentiment, peut exacerber les pires sentiments et provoquer, chez certaines personnes réceptives à ces messages, des réactions fatales. Dans la plupart des pays civilisés, on accepte d'ailleurs d'imposer des limites à la sacro-sainte liberté d'expression afin de prévenir les débordements dangereux.

On voit partout dans le monde des exemples sanglants des effets dévastateurs des discours enflammés contre un adversaire politique, contre une minorité, contre une ethnie, contre l'»autre». Le discours politique peut être, en soi, une arme terrible.

On peut dire - c'est l'évidence, de toute façon - que le jeune tireur de Tucson est dérangé mentalement et que la démence, et non le climat politique, est responsable de son geste. Soit, mais on peut dire aussi - autre évidence - que ce sont toujours les fêlés du chaudron qui craquent les premiers quand ça chauffe trop.

On ne saura peut-être jamais si les discours violents d'une certaine faction de la droite ont réellement poussé Jared Lee Loughner à faire son geste, mais ce que l'on sait hors de tout doute, cependant, c'est que la virulence de certains acteurs de la droite américaine dépasse les bornes depuis quelque temps.

Propos hargneux, racistes, homophobes ou antigouvernementaux, appels à la révolte, références aux armes à feu et aux attaques, sur fond de mission biblique et de sacrifice historique, tout y passe depuis quelque temps, au point de banaliser et de réduire en anecdotes des propos et des campagnes inacceptables dans une démocratie digne de ce nom.

Le plus ironique de l'affaire, c'est que Gabrielle Giffords a lu encore la semaine dernière des passages de la Constitution américaine qui garantissent la liberté d'expression illimitée à ses concitoyens. Elle a toutefois reconnu les risques d'une telle liberté, dans une entrevue accordée en mars dernier, après avoir été «ciblée» par Sarah Palin à cause de sa position en faveur de la réforme du régime de santé*.

«Nous sommes sur la liste de Sarah Palin, a dit Mme Giffords. Une cible de tir sur notre district. Lorsque des gens font ce genre de chose, ils doivent réaliser que ce n'est pas sans conséquence.»

Elle ne croyait certainement pas si bien dire. Après qu'elle eut voté pour la réforme de la santé, une fenêtre de son bureau de Tucson avait volé en éclats, mais on n'en était pas encore à l'attaque à l'arme semi-automatique.

Selon certains analystes américains, cette agression sauvage, aussi horrible soit-elle, aura au moins deux effets positifs: discréditer la faction extrémiste de la droite et forcer la classe politique à civiliser des débats devenus infâmes.

Comme le dit le bon vieux dicton: quand on se regarde, on se désole; quand on se compare, on se console. Notre scène politique n'est pas particulièrement inspirante, ces temps-ci, en particulier au Québec, mais le climat, malgré quelques prises de bec dans les parlements, n'est heureusement pas aussi explosif que chez nos voisins du Sud.

En regard des événements de Tucson et des campagnes politiques aux États-Unis, les accrochages Charest-Marois semblent bien inoffensifs et l'appel au calme lancé par le premier ministre, plutôt bon enfant.

Le ton des débats et les campagnes publicitaires dites «négatives» (les attaques personnelles) n'ont pas la même virulence ici qu'aux États-Unis. Les Américains nous trouvent d'ailleurs bien polis. Trop polis, même, au point de se moquer de nous, les friendly Canadians.

Les références aux armes à feu, notamment, omniprésentes chez nos voisins, ne passeraient pas ici.

Les conservateurs, qui ne se privent pourtant pas d'emprunter des trucs dans le grand livre de la droite américaine, n'oseraient jamais présenter une carte du Canada où les circonscriptions de leurs adversaires sont marquées d'une cible de tir.

En 2005-2006, les libéraux de Paul Martin avaient diffusé une pub télé contre les conservateurs dans laquelle on pointait le canon d'une carabine sur le téléspectateur, mais ils avaient dû prestement s'excuser et retirer le message en question.

Le seuil de tolérance aux attaques et propos agressifs est beaucoup plus faible de ce côté-ci de la frontière. Rappelez-vous, lors de la dernière campagne fédérale, lorsque les conservateurs avaient dû eux aussi s'excuser pour avoir diffusé sur leur site une animation dans laquelle un volatile fientait sur Stéphane Dion...

En 2005, Gilles Duceppe avait provoqué malaise et réprobation en invitant les Québécois à «faire disparaître les libéraux» et, 10 ans plus tôt, un porte-parole du Non (Claude Garcia) avait mis son camp dans l'embarras en affirmant qu'il fallait «écraser les souverainistes».

Les Américains ont raison: nous sommes vraiment un peu coincés. Et pour une fois, c'est très bien ainsi.

* Tiré d'un commentaire de Timothy Egan, «What happens when words are used as weapons, and weapons instead of words», NYT online, dimanche 9 janvier 2011.