Demandez à n'importe quel libéral fédéral quel a été, lors de la campagne de 2005-2006, le moment décisif, le «point tournant» comme on dit au hockey, qui devait concrétiser leur défaite et, ainsi, ouvrir la voie vers le pouvoir à Stephen Harper et ils vous diront tous: la fuite de documents de la GRC démontrant que le gouvernement de Paul Martin était bel et bien l'objet d'une enquête pour délit d'initié.

Ces documents, arrivés comme par magie sur le fax de la députée néo-démocrate de Colombie-Britannique, Judy Wasylycia-Leis, révélaient que la police fédérale soupçonnait quelqu'un à l'intérieur du ministère des Finances d'avoir transmis à des courtiers des informations secrètes concernant les fiducies de revenus, ce qui avait provoqué des mouvements inhabituels sur les marchés.

Furieux, les libéraux avaient alors accusé en privé l'ancien commissaire de la GRC Giuliano Zaccardelli d'avoir orchestré cette fuite dévastatrice pour régler quelque compte sordide. Même le très prudent Paul Martin, au cours d'un entretien privé, m'avait dit qu'il trouvait «inusitée» la chaîne d'événements qui allait conduire à ce fax fatidique.

Inusitée, en effet, cette histoire. Et toxique pour les libéraux.

Une fuite d'une partie de rapport de la vérificatrice, comme c'est arrivé hier, est tout aussi inusitée, peut-être même plus. Mais aura-t-elle les mêmes effets lugubres sur le gouvernement de Stephen Harper? Pas si sûr.

Pourtant, les faits sont graves et le timing est dévastateur. On apprend, au beau milieu de la campagne électorale et à la veille des débats des chefs, que le gouvernement conservateur aurait induit la Chambre des communes en erreur et aurait utilisé des fonds destinés à la préparation des réunions du G8 et du G20 à tout autre chose.

Selon les infos qui circulent, ce serait non seulement illégitime, mais aussi illégal.

On savait tous que les conservateurs, ceux-là mêmes qui aiment se draper dans le linceul immaculé de la saine gestion des deniers publics, ont dilapidé près d'un milliard (un milliard!!!) pour trois jours de sommets du G8 et du G20 à Toronto et Huntsville, dans la circonscription du ministre de l'Industrie, Tony Clement.

Il suffit de rappeler la construction de ce faux lac censé imprégner le centre des médias de l'ambiance canadienne pour faire rire (jaune) tous les contribuables canadiens.

On apprend maintenant, par cette fuite d'une partie du rapport de Sheila Fraser, qu'il ne s'agit pas que de mégalomanie, de mauvaise gestion et de paranoïa sécuritaire (plus de 600 millions seulement pour la sécurité, alors que le sommet précédent, à Pittsburgh, avait coûté à peine 300 millions au total). Il s'agirait plutôt de détournement de fonds vers des projets qui n'avaient rien à voir avec le G8, comme la construction de trottoirs dans une petite ville située à 100 km du lieu du sommet. C'est comme si on refaisait les rues de Magog avec de l'argent destiné à une rencontre internationale à Montréal.

Envoyé au front, hier, pendant que son chef se préparait pour des débats durant lesquels on entendra sans doute parler de ces dépenses, le ministre John Baird a déclaré que ces dépenses étaient légitimes et qu'il était normal de «remercier la région de Muskoka d'avoir accueilli le sommet».

«Nous voulions nous assurer de montrer le beau côté du Canada», a ajouté M. Baird. Non, il ne faisait pas allusion aux arrestations massives et abusives de jeunes manifestants ou à la transformation du centre-ville de Toronto en zone fortifiée.

Les fuites du rapport de la VG auront-elles un effet sur la campagne conservatrice, comme celle de la GRC sur celle des libéraux?

En fait, celle qui risque d'être éclaboussée, c'est Sheila Fraser, qui semble s'inviter dans la campagne, alors qu'elle n'a rien à voir avec cette fuite. Elle devrait maintenant rendre public le rapport, puisque tous les partis le lui demandent.

Il y a une différence majeure entre les gouvernements Martin et Harper: le degré d'usure.

Pour les électeurs, l'enquête de la GRC sur les libéraux était une goutte de trop. Dans le cas des conservateurs, le vase n'est apparemment pas encore plein.

Par ailleurs, les soupçons de délit d'initié (jamais prouvés, en passant) contre les libéraux relevaient de la magouille. Pour le G8 des conservateurs, c'est «seulement» du gaspillage de fonds publics, un péché banal, aux yeux d'une bonne partie de l'électorat.

Les mêmes électeurs qui s'apprêtent, selon les plus récents sondages, à offrir une majorité aux conservateurs, sous prétexte que ceux-ci gèrent mieux le pays.

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