Les touchantes funérailles de Jack Layton, samedi à Toronto, se voulaient une fête à sa vie et à sa carrière, une façon d'honorer la mémoire d'un grand rassembleur dans un esprit non partisan. Rarement, toutefois, aura-t-on vu aussi clairement le clivage entre les deux mouvements politiques canadiens rivaux réunis dans une même salle.

D'un côté, à droite, Stephen Harper, 10 de ses ministres et le maire de Toronto, Rob Ford, minoritaires dans cette salle orange, mais représentant néanmoins la droite unie, organisée, riche et soudée.

De l'autre côté, la gauche (en fait, il serait plus juste de parler de centre-gauche ou des sociodémocrates comme l'a fait Stephen Lewis dans son éloge à M. Layton) éclatée, désunie, multiple et fragile.

La famille néo-démocrate, encore sonnée par ses résultats historiques aux élections du 2 mai, doit maintenant encaisser la mort de celui qui l'a amenée là où elle est aujourd'hui.

Chez les libéraux, c'est la débandade. La poignée de députés et la présence des quatre anciens chefs (Michael Ignatieff, Stéphane Dion, Paul Martin et Jean Chrétien) qui ont dirigé le parti au cours des huit dernières années illustraient bien la récente descente aux enfers des libéraux.

Cette journée «Jack» ne devait surtout pas être politique, elle devait s'élever au-dessus des considérations partisanes et stratégiques. Elle a peut-être marqué, cependant, le début d'un rapprochement entre libéraux et néo-démocrates.

Une des conclusions qui sautait aux yeux samedi, c'est que le deuil des «orphelins de Jack» sera long. Au cours d'un bref échange, en face du Roy Thomson Hall, Thomas Mulcair a eu du mal à prononcer plus de cinq mots tellement il était ému et son collègue Yvon Godin a éclaté en sanglots en me parlant.

Il suffisait de voir et de parler aux députés néo-démocrates pour comprendre que la mort de leur chef, c'est un peu la fin de monde. Du moins pour le moment, mais lorsqu'ils auront fait leur deuil et qu'ils seront prêts à faire des plans d'avenir, ils trouveront chez les libéraux de nombreux interlocuteurs favorables à une fusion des deux partis. Cette question est loin de faire l'unanimité au PLC, mais la raclée subie il y a quatre mois et la perspective de voir Stephen Harper diriger le pays devant une opposition éclatée forcent plusieurs libéraux à revoir leur position.

Plusieurs libéraux croient aussi que la disparition de Jack Layton change la donne pour le NPD, qui ne trouvera vraisemblablement pas un nouveau chef aussi populaire et capable de répéter l'exploit du Québec.

Partisan d'une fusion depuis près de deux ans, Jean Chrétien n'a pas parlé politique publiquement samedi, mais il demeure convaincu que cette avenue est nécessaire. Le hasard a voulu que M. Chrétien revienne à Montréal par le même vol de Porter que la nouvelle députée néo-démocrate de son ancien comté (Saint-Maurice-Champlain), Lise Saint-Denis.

Mme Saint-Denis est allée serrer la pince de l'ancien chef libéral (j'étais aussi dans cet avion), qui lui a vanté les mérites d'une fusion PLC-NPD. «Si vous m'aviez écouté avant les élections, Stephen Harper ne serait pas au pouvoir aujourd'hui», lui a lancé M. Chrétien, toujours aussi frondeur à 77 ans bien sonnés. M. Chrétien a par ailleurs invité Mme Saint-Denis à lui rendre visite à son bureau de Montréal pour discuter de la circonscription qu'il a représentée pendant 40 ans.

En 2009, Jean Chrétien avait discuté fusion avec l'ancien chef du NPD, Ed Broadbent, mais ni Jack Layton ni Michael Ignatieff ne voulaient en entendre parler.

Hier, M. Ignatieff a publié un court texte sur sa page Facebook, parlant des «valeurs communes» aux libéraux et aux néo-démocrates. «Aux funérailles de Jack Layton, je me suis dit: nous sommes deux familles différentes, avec des traditions différentes et nous avons lutté l'un contre l'autre au fil des années, mais n'est-il pas évident que nous avons tellement en commun?», écrit M. Ignatieff. Changement de ton notable par rapport à la dernière campagne.

M Ignatieff, qui était assis juste derrière Stephen Harper et ses 10 ministres pendant la cérémonie, était aux premières loges pour voir les «valeurs communes» entre libéraux et néo-démocrates.

Lorsque Stephen Lewis s'est lancé dans un plaidoyer passionné en faveur de la social-démocratie pendant son éloge à M. Layton, tout le monde s'est levé d'un bond pour applaudir... sauf M. Harper et ses ministres. On a aussi senti le malaise de la délégation conservatrice lorsque le pasteur a révélé que le «John» dont il parlait dans son homélie était... son mari.

Denis Coderre, qui était lui aussi assis tout juste derrière les ministres conservateurs, portait une spectaculaire cravate orange pour l'événement. À en juger par les chaleureuses accolades des députés néo-démocrates, le geste a été apprécié.

Il faut dire que l'orange n'effraie pas M. Coderre, qui pense, comme son mentor Jean Chrétien, qu'une fusion est souhaitable, peut-être même incontournable. «À un moment donné, m'a-t-il dit samedi en marchant dans les rues de Toronto, il va falloir que les progressistes de ce pays présentent un front uni devant des conservateurs unis et qui gagnent par clientélisme.»

La plupart des députés néo-démocrates québécois croisés aux funérailles semblaient partager cette opinion, mais on ne peut faire abstraction de la profonde rivalité entre les rouges et les oranges en Ontario. Toute la famille «progressiste» est unie depuis une semaine derrière la veuve de Jack Layton, Olivia Chow, mais rappelons-nous que celle-ci courait dans les rues de Toronto il y a quelques années à peine pour invectiver les candidats libéraux!