Ce n'est pas parce qu'on écrit sous un pseudonyme dans un forum de discussion ou un blogue qu'on peut dire n'importe quoi. Mais est-ce une raison pour qu'une Ville s'en aille faire des perquisitions, saisisse des ordinateurs, en copie le disque dur et fasse fermer le site?

C'est apparemment ce qu'ont pensé certains juges de la Cour supérieure dans les dernières années. Ils ont autorisé la Ville de Rawdon, son ancienne mairesse et son ancien directeur général à faire des perquisitions civiles au Québec et en Ontario (où était hébergé le site) afin de démasquer les participants à ce forum.

La Ville de Rawdon (10 000 habitants) a un budget annuel de 10 millions. Ça ne l'a pas empêchée de dépenser 541 000$ dans ce seul dossier en deux ans!

Qu'y avait-il de si grave dans ce site? Plusieurs insultes, certaines grossièretés, et des attaques à la gestion et l'intégrité des dirigeants de la Ville. «Menteurs», «magouilleurs» et autres «crosseurs», sans oublier le très subtile «Staline n'aurait pas fait pire» et autres «bitch».

Mais les excès de langage permettent-ils de déclencher ce que la Cour suprême a appelé «l'arme nucléaire» du droit civil, une ordonnance «Anton Piller», qui permet d'aller fouiller chez les gens avec un huissier et y saisir des biens?

Plusieurs juges ont dit oui. Heureusement, la Cour d'appel, la semaine dernière, a mis un peu de bon sens dans cette histoire délirante.

L'injonction contre les citoyens qui tenaient un forum de discussion a été annulée. On leur interdisait de «tenir des propos diffamatoires». Mais sauf exception rarissime, les tribunaux ne sont pas censés émettre d'injonctions pour empêcher des propos futurs inconnus.

Or, un citoyen peut tout à fait légalement écrire qu'un maire est «incompétent». Ça s'est déjà vu! C'est pourtant diffamatoire. Mais c'est une critique qui peut être aussi légitime que nécessaire. «La liberté d'expression est à la vie démocratique ce qu'est l'oxygène au corps humain: essentielle», écrit le juge André Rochon pour la Cour d'appel.

C'est donc par une poursuite en diffamation, où les deux parties peuvent s'expliquer, et non par une injonction, qu'on doit réprimer les excès de langage.

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L'affaire remonte à 2008. La mairesse Louise Major (elle a perdu ses élections l'an dernier) et le directeur général Jean Lacroix, mis au courant de ce site très virulent à leur endroit, décident de poursuivre les responsables et les participants de Rawdon@qc.ca.

Non seulement ils les poursuivent personnellement, mais ils font en sorte que la Ville elle-même poursuive les citoyens pour atteinte à sa réputation!

Si Rawdon l'emporte, ce serait bien la première fois qu'une Ville fait condamner des citoyens pour atteinte à sa réputation! Heureusement, le nouveau maire, Jacques Beauregard, ne paraît pas très intéressé à poursuivre cette aventure.

Non contents de réclamer réparation, Rawdon et ses deux dirigeants réclament une injonction. Comme on ne connaît pas l'identité des participants, on convainc un juge au Québec et en Ontario d'émettre des ordonnances pour aller saisir le matériel informatique. Ces saisies et les injonctions pour empêcher la diffamation «future» ont eu raison du site.

La Presse et The Gazette sont intervenues avec l'Association canadienne des libertés civiles pour attaquer les injonctions en Cour d'appel. La Cour d'appel a donné raison aux citoyens, mais bien après la fermeture de leur site.

À la rigueur, on aurait pu empêcher quelques insultes gratuites qui se répétaient dans le site, dit la Cour. Mais il n'y avait pas lieu de le fermer. Sur 240 pages de discussion, à peine 22 paragraphes étaient clairement diffamatoires.

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On verra maintenant ce qui arrivera de la poursuite en diffamation des anciens dirigeants et de la Ville et de la contre-poursuite des citoyens. Mais déjà, on peut tirer quelques leçons de cette affaire.

Premièrement, les gens qui pensent vivre sur une planète juridique séparée sous prétexte qu'ils écrivent «sur le Net», espace de liberté, se trompent. Ils sont responsables de leurs propos, comme partout ailleurs. S'ils ne gèrent pas les excès, d'autres le feront pour eux.

Deuxièmement, on voit avec quelle facilité des élus acceptent d'engager plus de 5% du budget annuel d'une municipalité pour poursuivre des citoyens qui sévissent sur l'internet. C'est totalement disproportionné, et c'est en soi une punition financière pour ces citoyens. Il serait temps de s'interroger sur les honoraires d'avocats dépensés par les villes du Québec et sur la pertinence des procédures dans plusieurs cas.

Troisièmement, la culture démocratique dans les municipalités du Québec a encore du chemin à faire. Le modèle de l'autocrate qu'il ne faut pas critiquer est encore bien implanté.

Finalement, espérons que ce jugement de la Cour d'appel sera lu par tous les juges. On ne ferme pas les lieux de débat parce que certains y dépassent les bornes.