Ironiquement, la défaite du National Post hier en Cour suprême constitue néanmoins une réelle avancée pour la protection des sources journalistiques, et donc du journalisme d'enquête au Canada.

Cette défaite pourrait en effet annoncer la victoire de Daniel Leblanc et du Globe and Mail dans l'affaire MaChouette.

Car si la majorité des neuf juges a rejeté les arguments du Post dans ce cas précis, elle a néanmoins établi plus clairement que jamais l'importance des sources confidentielles pour le travail journalistique.

 

Le jugement est rédigé par Ian Binnie, ancien avocat des médias. Il n'a pas pour autant donné raison aux associations de journalistes qui réclamaient une «immunité constitutionnelle».

Le juge Binnie récuse «le principe simpliste selon lequel il est toujours dans l'intérêt public de préserver la confidentialité des sources secrètes». Dans plusieurs cas, des sources ont manipulé les médias pour faire paraître malicieusement des informations qui ne sont pas nécessairement d'intérêt public. C'était le cas de la journaliste Judith Miller, du New York Times, qui avait révélé l'identité d'une agente secrète, information que lui avait confiée Lewis Libby, le chef de cabinet du vice-président Dick Cheney.

Cependant, «le rôle du journalisme d'enquête s'est élargi au fil des ans pour combler ce qui a été décrit comme un déficit démocratique» des institutions, écrit le juge Binnie.

Il reconnaît donc l'existence d'un «privilège» qui permet de préserver l'anonymat d'une source, mais seulement si quatre critères sont réunis. Et ce n'est qu'au cas par cas que cela sera décidé.

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Dans l'affaire précise qui nous occupe, les policiers de la GRC voulaient saisir un document en possession d'Andrew McIntosh, ancien journaliste d'enquête au Post.

McIntosh avait révélé que le premier ministre Jean Chrétien avait communiqué personnellement avec le président de la Banque de développement du Canada pour qu'un prêt soit consenti à l'Auberge Grand-Mère, dans sa circonscription. M. Chrétien a reconnu qu'il avait, à titre de député, demandé à la BDC de «régler» ce dossier, qui ne «bougeait pas».

McIntosh a ensuite reçu d'une source confidentielle des documents bancaires qui laissaient croire que l'auberge avait une dette de 23 040$ envers JAC Consultants, société d'investissement de la famille Chrétien.

Ces documents suggéraient donc que le premier ministre avait un intérêt personnel dans le prêt. Mais la Banque et le bureau de M. Chrétien ont soutenu que ces documents étaient des faux, et le journal n'a jamais pu en confirmer l'authenticité.

À la demande de la BDC, la police a ouvert une enquête sur cette fabrication de faux et a tenté d'obtenir le document, histoire de relever les empreintes digitales et l'ADN sur l'enveloppe. McIntosh a refusé de le remettre et l'affaire s'est transportée devant les tribunaux.

McIntosh avait une entente de confidentialité avec la source qui lui avait envoyé le document. Il était clair cependant que, si cette source le trompait, l'entente ne tenait plus. La source lui a dit qu'elle ne savait pas que les documents étaient faux. McIntosh, sans une preuve irréfutable du contraire, croit sa source.

Une première juge a donné raison au journal et cassé le mandat de perquisition obtenu par la GRC. La Cour d'appel de l'Ontario a dit le contraire et rétabli la validité du mandat. Et voilà que la Cour suprême confirme ce jugement.

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Il y a des faits très particuliers dans l'affaire du Post. D'abord, il s'agit d'une enquête criminelle sur une fabrication de faux touchant le premier ministre. Ensuite, ce que la police recherche n'est pas seulement une information ou un indice, mais un document qui est l'objet même du délit.

Même un avocat, dont le secret professionnel est dûment reconnu, est obligé de transmettre à la police une preuve matérielle qu'il a en sa possession. Et même si cela incrimine son client.

«Si un client entre dans le cabinet d'un avocat et dépose sur son bureau l'arme du crime couverte d'empreintes digitales et génétiques», l'avocat doit la remettre à la police, écrit le juge Binnie.

Il n'y a donc pas de garantie de confidentialité absolue pour une source - sauf si le journaliste s'engage à se faire emprisonner plutôt que de la révéler. Tout dépend du cas et des circonstances.

Là-dessus, la Cour suprême s'entend à l'unanimité pour énumérer les quatre critères connus sous le nom de Wigmore. Si les quatre critères sont réunis, le journaliste peut taire sa source lors d'un interrogatoire.

D'abord, il faut qu'il y ait un engagement de confidentialité envers la source. Deuxièmement, cette confidentialité doit être essentielle pour que l'information soit transmise. Troisièmement, les rapports entre la source et le journaliste doivent être dans l'intérêt public. Et, quatrièmement, le juge doit se demander ce qui sert le mieux l'intérêt public: la découverte de la vérité par la Cour ou le maintien de la confidentialité de la source. Dans ce cas-ci, la majorité a estimé que le Post ne satisfaisait pas au quatrième critère, vu l'enquête criminelle.

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C'est donc loin d'être une défaite totale pour les médias. Au fond, la Cour suprême applique à peu de chose près ce que Serge Ménard, du Bloc québécois, avait proposé d'instituer dans un projet de loi il y a deux ans: une protection relative.

Et si on applique ces critères à l'affaire MaChouette, à l'origine des révélations sur le scandale des commandites, on peut penser que le Globe and Mail va gagner sa cause et protéger cette source. On attend d'ailleurs le jugement de la Cour suprême là-dessus dans les prochaines semaines.

Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca