Depuis plus de deux ans, Marie-Nicole Rainville était clouée à un fauteuil roulant à la suite d'un accident vasculaire cérébral. En réadaptation, elle avait l'espoir de remarcher un jour sans aide. Mais ce jour-là n'est jamais venu.

À ses proches, elle ne cachait pas sa tristesse ni sa colère. «Elle ne le prenait tout simplement pas, elle était révoltée», dit une femme qui l'a côtoyée régulièrement.

Aussi, le 12 novembre 2009, la nouvelle brutale de son suicide avec une arme à feu a secoué son entourage mais n'a surpris qu'à moitié.

La version officieuse voulait qu'elle ait profité de l'absence de son mari, le juge retraité Jacques Delisle, pour s'enlever la vie avec son pistolet.

Retraité depuis le mois de juin 2009, il devait partir avec sa femme en croisière quelques semaines plus tard. Il était soi-disant à faire des courses au moment du drame.

On parlait de suicide, donc. En même temps, à Québec, les rumeurs de palais faisaient savoir qu'une enquête de police était ouverte. Et, de semaine en semaine, on voyait bien qu'elle n'était jamais fermée, si bien que la rumeur courait qu'il y avait «un problème»...

«Depuis les événements, il s'était retiré. Il était diminué, amaigri, il semblait défait», confie une connaissance.

Ceux qui les ont côtoyés disaient hier comment la maladie de sa femme avait transformé le juge Delisle. Il s'occupait d'elle constamment, était toujours au-devant d'elle, la sortait, avait fait aménager sa voiture, l'emmenait à Montréal quand il y siégeait, lui donnait tous les soins, etc.

«Je n'ai jamais vu un homme prendre soin de sa femme comme lui», dit une proche.

Ce n'est qu'une autre des raisons qui rendaient impensable l'idée du meurtre prémédité à ses anciens collègues et aux gens qui l'ont connu. Même un meurtre «par compassion».

«Jamais, pas le Jacques Delisle que je connais !» dit un autre.

«Occasion exclusive»

Mais les policiers ont une autre version.

Apparemment, Jacques Delisle n'a fait aucune confession, aucune déclaration en tant que suspect.

La preuve repose essentiellement sur le rapport d'autopsie et sur la notion d'»occasion exclusive» : la théorie de la poursuite serait qu'il était le seul qui ait pu faire feu avec son arme de poing ce matin du 12 novembre, quel qu'ait pu être le mobile.

Certains indices de la scène du crime et l'état de santé fragile de Mme Rainville rendaient invraisemblable la thèse du suicide aux yeux des enquêteurs.

Le juge Delisle a engagé pour le défendre celui qui est considéré par ses pairs comme l'un des meilleurs plaideurs au Québec, sinon carrément le meilleur : Jacques Larochelle.

Juge rigoureux

Avec cet air de patricien de la haute ville, cette allure de grand seigneur et ce ton souvent cassant, le juge Delisle ressortait du lot, ne serait-ce que physiquement. Sa manière de rejeter les mauvais arguments sans ménagement ne lui a pas valu que des admirateurs, au Barreau. Mais personne ne peut lui reprocher de ne pas avoir été à ses affaires.

Ses anciens collègues sont unanimes : l'homme était l'un des mieux préparés, des plus méticuleux de la Cour d'appel. «C'était un juge remarquable, rigoureux au possible», dit l'un d'eux. Fort en thème, homme entier, parfois carré, il n'avait pas coutume de déguiser ses opinions, ce qui provoquait parfois quelques étincelles.

«C'est un homme droit, exigeant, absolument rigoureux, oui... jusqu'à la rigidité !» ajoute un autre.

Pourfendeur d'anglicismes et d'imprécisions langagières, il était en quelque sorte le linguiste de la Cour et publiait même un bulletin, La Forme, à l'intention de ses collègues de tous les tribunaux.

On l'a vu souvent siéger dans des formations à cinq juges, dans les dossiers les plus importants, signe que le juge en chef l'avait en haute estime.

Né à Montréal, il a fait ses études à Québec. Premier de classe à l'université, il a raflé à peu près tous les prix imaginables avant d'obtenir des bourses pour étudier à Paris et à Toronto.

À Québec, il a été un avocat haut en couleur, représentant surtout des compagnies d'assurances. Bel homme, l'oeil clair et vif, le verbe haut, membre du très sélect American College of Trial Lawyers, il en menait large dans les années 70, quand il croisait le fer avec les Guy Bertrand et autres plaideurs de la Grande-Allée.

Nommé juge à la Cour supérieure en 1983, puis à la Cour d'appel en 1992, il a pris sa retraite à 74 ans, en juin 2009.

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C'est par un mot laconique du juge en chef de la Cour d'appel, Michel Robert, envoyé hier après-midi et transmis aux autres cours, que la plupart ont été informés de l'arrestation de Jacques Delisle. Le juge en chef, qui a siégé pendant 14 ans avec le juge Delisle, n'a pas voulu faire de commentaire.

Tant au palais de justice de Québec qu'à celui de Montréal, où il siégeait régulièrement, les gens étaient évidemment estomaqués, hier.

Qu'un ancien juge du plus haut tribunal du Québec soit en prison, accusé de meurtre, est déjà invraisemblable. «Mais lui... Je n'en reviens pas !» dit un avocat de Québec qui a plaidé souvent devant lui.

«C'était un couple tellement rayonnant, accueillant, je suis sous le choc, je suis renversé...» dit un proche.

Tous se demandent maintenant ce que contient cette preuve «hors de tout doute raisonnable». Parce que rien de tout cela ne paraît raisonnable, et les doutes sont partout...

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