Je n'ai pas d'énormes difficultés avec l'idée de décriminaliser les maisons closes. Mais ce n'est pas par la décision d'un juge qu'on devrait y arriver. Depuis la création de la Charte canadienne des droits et libertés (1982), bien sûr, on a vu très souvent les tribunaux rendre des décisions qui ont bouleversé le paysage social.

Mais décriminaliser la prostitution est plus complexe que de permettre aux homosexuels de se marier ou de cesser de poursuivre les médecins qui pratiquent des avortements.

Dans sa revue exhaustive des expériences à l'étranger, la juge Susan Himel montre bien que, partout où l'on a légalisé ou décriminalisé le commerce sexuel, on l'a encadré très sérieusement. La pègre n'est jamais loin, l'exploitation est partout et il n'y a nulle part sur Terre un nirvana de la prostitution libre, égalitaire, légale et équitable.

On l'a tout de même convaincue que trois articles du Code criminel actuel forcent des prostituées à pratiquer leur métier dans la rue, ce qui les expose à toutes sortes de violence. Il s'agit des articles qui interdisent de tenir une «maison de débauche», de vivre des fruits de la prostitution et de faire de la sollicitation à des fins de prostitution.

De peur de se faire arrêter, les prostituées sont donc poussées à travailler dans la rue ou dans toutes sortes d'endroits où elles ne peuvent pas mettre en place des mesures de sécurité. Comme la charte garantit le droit à la vie et à la sécurité, un article de loi qui les met en danger limite ce droit. Et si cette limite n'est pas jugée raisonnable, alors l'article en question est déclaré invalide.

Ce qui s'est produit en l'occurrence. Dans cette affaire, des «travailleuses du sexe» se sont présentées devant la Cour supérieure de l'Ontario. Elles n'étaient pas poursuivies pour leurs activités. Elles demandaient simplement un jugement déclaratoire sur le sujet. Elles ont fait la preuve des (graves) risques du métier. Risques qui augmentent quand on pratique dans la rue, ont-elles dit.

Des experts ont ensuite été entendus pour éclairer la Cour sur les différentes lois dans le monde. Aux Pays-Bas, après des années de tolérance, on a permis aux villes, en 2000, de donner des permis de maison close, assujettis à certaines normes de sécurité et de santé. Mais seulement la moitié de la prostitution se déroule dans les établissements autorisés.

Certes, dans le secteur légal, la violence est moindre: 90% des incidents violents sont liés à la prostitution illégale.

Qu'en conclure?

La prostitution légale est plus sûre... mais plein de gens refusent de fonctionner dans ce système, pour toutes sortes de raisons: liens avec le crime organisé, immigration illégale, refus des normes gouvernementales, etc.

En Nouvelle-Zélande, où on a également légalisé les maisons closes, on a observé que les actes de violence se concentrent davantage dans la prostitution «de rue».

En Suède, après avoir décriminalisé la prostitution, on a déchanté et décidé de sévir contre les clients et les proxénètes. Différentes mesures d'éducation ont été mises en place et on estime que la prostitution a diminué.

En Allemagne, en 2002, on a décriminalisé les maisons closes. Conclusion des autorités? On n'a observé jusqu'ici aucun gain dans le statut des prostituées, ni pour leur sécurité, ni pour les amener vers d'autres métiers. On n'a pas non plus vu d'augmentation dans le trafic d'êtres humains ou la prostitution juvénile.

Ce tour du monde des trottoirs est éclairant à plus d'un titre. La juge en tire la conclusion que les mesures favorisant la pratique de la prostitution en milieu contrôlé assurent une meilleure sécurité. Sans doute. Mais on voit également que tous ces pays ont fait des expériences similaires dont les résultats ne sont pas du tout concluants.

Certains ont fait marche arrière, comme la Suède. Et nulle part on n'a réussi à placer entièrement le travail du sexe sous la protection de l'État. Il est donc très hasardeux de conclure, comme le fait la juge, que l'état actuel du droit canadien est une atteinte déraisonnable à la sécurité des travailleuses du sexe et de prétendre annuler ces articles du Code criminel. Il y a sans doute lieu de remettre en question l'hypocrisie juridique actuelle.

Mais encore faut-il le faire dans un cadre et avec un plan bien précis. La moins bonne façon d'y parvenir est de simplement, d'un coup de baguette judiciaire plein de bons sentiments, légaliser les maisons closes et le proxénétisme -encore que l'affaire aboutira sans doute en Cour suprême.