C'était 25 ans plus tard. Shirley C. donnait le bain à la fille de son conjoint. En voyant cette enfant de 6 ans nue, elle a eu un flash-back. Elle s'est revue, au même âge, entre les mains du curé Paul-Henri Lachance.



De l'âge de 6 à 8 ans, entre 1979 et 1981, Shirley voit régulièrement le prêtre de Québec, à qui elle se confie. Il en profite pour lui toucher les jambes, les fesses, la vulve. À la maison, l'enfant pique des crises incompréhensibles mais elle ne parle pas des attouchements du prêtre, qu'elle continue à aller voir.



En 1981, le curé lui met un doigt dans le vagin. Shirley a 8 ans. Cette fois, elle court le dénoncer. Les parents se rendent au presbytère. Lachance n'y est pas. On leur suggère d'aller à l'archevêché. Là, on leur dit de ne pas ébruiter l'affaire, qu'on s'occupera du prêtre.

Le prêtre est expulsé de la paroisse... et réaffecté à une autre paroisse de Québec.

Shirley et ses parents ne l'ont jamais dénoncé.

Dénonciation et prison

En 2006, donc, en donnant le bain à cette fillette, Shirley s'est revue en ce jour de 1981. Elle a décidé de porter plainte à la police. Le prêtre s'est avoué coupable. Il a été condamné en 2009 à 18 mois de prison ferme.

Parallèlement, Shirley C. a intenté une poursuite de 250 000$ contre l'archevêché de Québec et Lachance, maintenant âgé de 79 ans.

En 2008, le juge Yves Alain, de la Cour supérieure, a rejeté sa poursuite au motif qu'elle était «irrecevable» parce que trop tardive. Les faits remontent en effet à presque 30 ans. L'affaire est «prescrite», a conclu le juge.

Il n'y a pas de limite de temps pour poursuivre un délinquant devant la cour criminelle. Mais pour obtenir une compensation pécuniaire devant une cour civile, on doit respecter un délai maximum au-delà duquel le droit s'éteint: c'est la prescription.

Cette règle vise la stabilité juridique et la «tranquillité d'esprit». On ne veut pas que toutes les transactions puissent être remises en question des années après le fait, quand les témoins sont défaillants ou disparus.

Sauf que, en matière d'agression sexuelle contre des enfants, l'application stricte de cette règle, a déjà dit la Cour suprême, peut avoir pour effet net de protéger les pédophiles des recours civils.

Les victimes sont souvent dans une incapacité psychologique de dénoncer leur agresseur, en particulier si ce dernier est en situation d'autorité. La Cour suprême a donc remis en question la règle traditionnelle en 1992 dans une affaire d'inceste. Il serait inéquitable, avait dit la Cour, de permettre aux agresseurs d'échapper à toute responsabilité alors que les victimes continuent de subir les conséquences de ces crimes.

Ce jugement a donc opéré une sorte de renversement du fardeau de la victime à l'agresseur.

Dans la plupart des provinces canadiennes, on a d'ailleurs reconnu le problème particulier des victimes mineures et voté des lois qui annulent pratiquement la prescription en pareils cas.

D'un océan à l'autre...  ou presque

Au Québec, il semble que le mouvement n'ait pas été suivi de manière ordonnée par les tribunaux. La loi est demeurée intacte.

Le Code civil prévoit toujours une prescription de deux ans en cas de «délit», quelle qu'en soit la nature. Le délai ne court pas, cependant, si la personne est dans l'impossibilité d'agir.

Le rejet de la poursuite de Shirley C. n'est donc pas si surprenant. Aux yeux du juge Yves Alain, elle n'était absolument pas dans l'impossibilité d'agir.

D'abord, dit-il, elle n'était pas «sous l'emprise psychique de son agresseur». Et puis, si elle était dans l'impossibilité psychologique de poursuivre avant d'entreprendre une thérapie à l'âge adulte, son père, lui, en tant que tuteur, aurait fort bien pu le faire au début des années 80, a estimé le juge Alain.

En effet, le père était au courant de l'agression mais n'a rien fait. Tant pis!

La Cour d'appel, l'an dernier, a maintenu l'essentiel de ce raisonnement: il faut que le tuteur de l'enfant ait été lui aussi dans l'impossibilité «absolue» d'agir au nom de l'enfant. Certes, les parents ne voulaient pas remettre en question l'autorité de l'Église, reconnaît la Cour d'appel. Mais ils étaient au courant de l'agression. Ils ont choisi de ne pas poursuivre «pour des raisons qui sont les leurs».

Voilà une approche conservatrice qui revient à dire aux enfants de mieux choisir leurs parents... Ah, notez bien, une fois adulte, il est possible de poursuivre ses parents s'ils ont mal exercé leur tutorat!

Dissidence

Le jugement de la Cour d'appel comporte toutefois une dissidence, celle du juge Jacques Chamberland. Il est loin d'être certain que le père ait fait le lien entre les problèmes de sa fille et l'agression du prêtre, observe-t-il. Pour le père, Shirley était «attaquée des nerfs», allez savoir pourquoi.

Or, il ne suffit pas de savoir qu'il y a eu agression sexuelle. Encore faut-il prendre conscience du lien entre l'agression et ses séquelles. Chez les victimes d'inceste, cela peut prendre des années à se cristalliser, comme nous l'enseigne la psychologie depuis fort longtemps.

C'est précisément ce que Shirley C. a déclaré: ce n'est qu'en 2006 que tout est devenu clair pour elle.

La prudence commande au moins qu'elle puisse présenter sa cause, qui ne devrait pas être rejetée de manière mécanique, écrit le juge Chamberland.

Un impact majeur

La Cour suprême a décidé d'entendre la cause de Shirley C., qui sera plaidée demain (mercredi). Le jugement aura un fort impact sur une série d'affaires qui sont actuellement devant les tribunaux et sur de futurs dossiers.

On pense notamment au recours collectif des victimes de certains frères du collège Notre-Dame de Montréal, où l'on a réussi à étouffer de nombreuses affaires d'agression pendant des décennies. La Cour supérieure entendra la demande d'autorisation du recours à compter du 13 décembre, et la prescription est au coeur du débat.

«Je ne me souviens pas de dossiers où les faits étaient niés; c'est presque toujours un débat au sujet de la prescription», dit Alain Arsenault, l'un des avocats de Shirley C., qui a occupé dans plusieurs dossiers contre des communautés religieuses.

À ce jour, certains jugements québécois font montre de souplesse en la matière. Mais l'approche conservatrice est encore dominante, comme en fait foi le jugement de la Cour d'appel.

Dans le reste du Canada, les mineurs victimes d'agression sexuelle sont présumés être dans l'incapacité de poursuivre.

Le Québec catholique reste donc actuellement une société distincte en ce qui a trait à la compensation des agressions sexuelles.

Photo fournie par Shirley C.

Shirley C. le jour de sa première communion.