C'est terrible à mon âge de réaliser qu'on ne sait rien faire. Rien d'utile, j'entends.

Je m'imagine au fond d'une mine avec 32 autres hommes. Il y en a un qui est infirmier: il peut nous soigner. Un autre est menuisier: il peut fabriquer plein de trucs. Un troisième est haltérophile: il peut soulever des roches énormes. Un gars joue de la guitare: il peut jouer de la guitare.

- Toi, dans le coin, tu sais faire quoi?

- Euh... Moi je ne sais rien faire mais je peux raconter ce que les autres font et critiquer le guitariste... Hé, les gars! Voulez-vous que je vous raconte la commission Bastarache?

C'était mon sentiment l'été dernier, sauf que je n'étais pas dans le trou d'une mine, mais dans celui d'une piscine.

Je n'ai pas fait semblant, ils savaient que je n'étais qu'un ouvrier touristique.

Y a pas tellement de mystère, suffit de me voir avec eux pour voir que je n'ai pas nécessairement la tête de l'emploi. En examinant mes biceps, Ben a très bien résumé l'affaire:

- J'ai dit au boss: ça serait le fun, quand t'engages des nouveaux, que t'ailles pas tout' les chercher dans des bibliothèques... Je parle pas de toi, mais des fois, les nouveaux, c'est pas fort!

Ils m'ont mis pour commencer avec Denis et son camion, sur les appels de service. Un filtreur à poser. Des tuyaux à connecter. Problème d'algues. De sel. De Saint-Jean-sur-Richelieu à Mont-Royal, Denis veille à tout et règle tous les problèmes.

Avec sa tête d'Iroquois, sa queue de cheval, sa charpente d'ailier rapproché et sa voix de Gerry Boulet, il ne passe pas inaperçu.

- On est une p'tite compagnie, notre publicité, c'est le bouche à oreille. Faut faire une bonne job, si c'est mal fait, on recommence, on laisse rien traîner, on nettoye avant de partir, on répond quand le monde appelle. C'est ça notre publicité.

OK, Denis!

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On arrive au bureau à 7h. Pee-Wee répartit l'ouvrage aux équipes. On ne dirait pas, avec un surnom comme ça, mais Pee-Wee, c'est le boss.

Le premier matin, on s'est rendus dans un nouveau quartier résidentiel près de Saint-Jean. Denis ouvre la porte du vieil Econoline rouillé. Il me tend un pic et une pelle.

- Tu veux travailler? Tu vas travailler.

Le pic et la pelle! Il pense vraiment que je peux me servir de ça? J'étais touché par une telle marque de confiance.

C'est un nouveau quartier résidentiel  dans une forêt. En excavant et en arrachant les arbres, on a laissé dans la cour une croûte d'argile et de terre compactée parsemée de racines. Il fallait faire une tranchée pour cacher les tuyaux qui vont de la piscine au futur cabanon.

Crisse de belle tranchée, a dit Denis. Et il s'y connaît, question tranchées et question nouveaux.

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Il fallait inventer une histoire qui ne soit pas trop un mensonge au cas où quelqu'un s'aperçoive que j'étais un imposteur. Ou pire, qu'un lecteur de La Presse me reconnaisse. Pour la tranchée, c'était parfait, le client était absent. Mais le deuxième était en vacances à la maison. Le genre bricoleur enthousiaste et sympathique toujours prêt à aider le gars de la construction. Mauvais pour moi.

Moi qui souffre mille morts à monter une commode IKEA, me voici à quatre pattes avec Denis à essayer de monter une glissoire. Pas grave, c'est la job. Mais quand le client est en petit bonhomme pour vous regarder, trop excité de voir la chose montée, ça rend nerveux.

Au bout d'un moment, je réalise qu'il me dévisage.

- Je te regarde... On se connaît! T'es pas allé à l'école à Laval, toi?

- Non.

- Es-tu allé au cégep Maisonneuve-Rosemont?

- Non.

- Eh ben... C'est vraiment bizarre. T'as étudié en quoi?

- En droit.

- En droit?!

Denis met fin à l'interrogatoire selon le plan: «C'est mon chum, y vient m'aider pendant ses vacances. Bon, viens, faut qu'on monte ça.»

Je suis là en sueur avec une clé à visser tout croche comme un con, tellement que le client m'arrache l'outil des mains en me disant qu'il va m'aider. Oh, l'humiliation! Et voici sa femme qui sort avec des sandwichs. On mange dehors, chéri? Ils sont maintenant deux tournés vers le fascinant spectacle de l'assemblage.

Un «tabarnak» retentit. Ça annonce une complication. Il y a toujours une complication, dans la vie comme dans les piscines. Denis n'a pas percé ses trous assez creux dans le trottoir de la piscine, où sera fixée la glissoire. Faut couper les boulons qui dépassent. Prend une scie à métal. Marche pas. Prend une petite scie électrique rotative. Je ramasse le morceau de boulon coupé. Le sciage en a fait monter la température au-delà des 100 degrés. Je me brûle dès que j'y touche. Ayoye! Le boulon coupé tombe dans la piscine en faisant «pschitt». La dame veut aller me chercher un sparadrap. Le monsieur, qui cherche encore dans quelle troupe scout on s'est vus, a peur que ça déchire la toile. Je prends la perche avec un filet pour ramasser le boulon dans le creux. La femme m'arrête: Stop! le frottement pourrait crever la toile!

Mauvais après-midi pour l'ego.

Denis arrive avec une perche à laquelle il a tapé une tige aimantée. Il plonge l'objet dans le creux et en retire délicatement le bout de boulon.

La cliente était épatée. Denis épate souvent la cliente.

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Parlant de cliente, Denis a abordé le sujet la troisième journée.

- T'sais, faut pas croire ce qu'on dit sur les gars de piscine.

- Qu'est-ce qu'on dit sur les gars de piscine?

- Ben, les femmes, tout ça...

- Quoi, les femmes?

- Ben c'est comme si on se faisait cruiser tout le temps!

- Ah oui?

- Non, justement. En 25 ans, y m'est jamais rien arrivé. Ah oui, une fois, la cliente était en bikini pendant que j'installais le filtreur. Y avait pas moyen de travailler, j'avais toujours ses seins dans la face: Denis, Denis... Bon. Mais à part ça...

- Si la fille t'empêche de travailler...

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On s'en va à Saint-Basile-le-Grand. Problème de lumière. «Ça doit être la télécommande», opine Denis en roulant sur la 116. Eh oui, il y a des télécommandes pour les lumières de piscine, on n'arrête pas le progrès. Même plus besoin de sortir!

Dans les nouveaux quartiers, il arrive que quatre voisins aient une piscine et la même sorte de télécommande. Le premier «allume» sa piscine, mais ça se trouve à allumer celle de deux de ses voisins. L'un d'eux se demande ce qui se passe et l'éteint, éteignant du coup les deux autres, sans compter que le quatrième vient d'allumer sa sienne, provoquant l'ouverture de son voisin de gauche. Sur les entrefaites, le deuxième...

Ça peut durer des heures comme ça, paraît-il! On dira ensuite qu'il ne se passe rien en banlieue.

Pour faire une piscine creusée, il faut faire un trou. D'où le nom.

Mais ça, c'est seulement Pee-Wee qui le fait. Si tu ne le vois pas faire avec sa pelle hydraulique géante, tu jurerais que c'est fait à la cuiller. OK, une grosse cuiller.

Tout le tour du trou, on installe une structure d'acier. Les tuyaux sont placés au fond. Il faut ensuite couler le béton.

Nous étions à La Prairie dans un nouveau quartier dépourvu du moindre arbrisseau. D'où le nom. Il y avait un soleil de plomb.

Il y avait Ben, Jode et Toyo. Ben, c'est Benoit, Toyo, c'est Tuyau dit avec l'accent espagnol de Felipe et Jode, c'est Jode. Ça s'écrit Jud ou Judd?

- Ça s'écrit Jode, me dit-il. Ma mère s'appelle Johanne. Mon père c'est Denis. Jo... De... Jode. Les années 70, qu'est-ce que tu veux...

Donc, on est dans le trou et on attend le camion de béton. Il en va du béton comme des mélanges à gâteau. Il faut qu'il soit lisse, pas trop liquide, pas motonneux. On en fait tomber un peu dans une brouette et on voit tout de suite.

Avec l'effet de réflexion du soleil sur l'acier, il fait bien 45 degrés. Le camion décharge un sploutche et nous, on l'étend avec les pelles, dans un geste continu pour ne pas se défaire le dos, comme me l'a montré Felipe. Et hop, deux, trois, et une autre pelletée. Et hop... C'est gracieux comme la nage synchronisée mais sans pince-nez.

Quand le béton est placé, faut le flatter. Comme un chat. Avec une truelle en bois, Pee-Wee et Denis lissent la surface à l'oeil.

Demain, on posera la toile.

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C'est le temps d'aller à la brasserie. Un spécial du jour, un pichet de bière. Ben parle des «gars de formes». C'est l'équipe qui installe les formes d'acier et les mèches de métal dans les trottoirs qu'on s'en va faire. Trouve qu'ils sont pas vite, vite.

«Y en a qui travaillent pour eux, moi je travaille pour la compagnie!» C'est que si les formes ne sont pas faites, les gars de béton ne peuvent pas travailler, et à la fin, ils n'ont pas fait leurs heures.

- On va te mettre sur le râteau ou la brouette?

- Comme vous voulez...

- Je pense qu'on va te mettre sur le râteau.

Les gars se mettent à rire. Joke de piscine que je ne comprends qu'en voyant les brouettes. On y plonge 250kg de béton qu'il faut aller vite verser dans les formes, puis revenir pour un autre chargement, pas de niaisage, le béton n'attend pas. Je vais laisser faire l'athlète: Felipe est un Adonis dominicain qui fait du bodybuilding l'hiver. Après octobre, la plupart des gars de piscine sont au chômage. Faut s'occuper le corps.

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Un entrepreneur en construction croisé sur un chantier me reconnaît. «Je ne travaille jamais à Montréal, c'est une p'tite clique qui contrôle tout. Y a aucune concurrence. Mais là, il y a tellement d'enquêtes que la clique commence à sentir la chaleur. Ils s'essayent en banlieue, mais ils trouvent que les prix sont trop bas! Sont habitués à Montréal avec des prix jackés... C'est pas un scoop, tout le monde sait ça.»

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La dernière journée, Denis m'a ressorti la pelle et le pic. Nouvelle tranchée, pour les fils électriques, maintenant. Une bonne quinzaine de mètres de long, 40 cm de creux.

L'électricien arrive et installe ses trucs après m'avoir demandé si j'étais sûr que c'est une bonne idée de travailler le pic avec des souliers de jogging. Pas sûr, non.

Denis et l'électricien sont avec le client devant les installations. L'électricien s'adresse au client.

«J'en ai vu, des gars de piscine, monsieur, on travaille avec toutes sortes de monde. Mais laissez-moi vous dire que Denis, c'est le meilleur que j'ai jamais vu. Sérieux.»

Pour finir, Denis m'a invité à boire un rhum du Nicaragua chez lui. Il a retapé le triplex lui-même. Son fils habite en haut, sa fille au milieu avec ses enfants, lui s'est gardé un coin dans le sous-sol.

Où t'as appris à tout faire, Denis? «Sur une ferme. Quand t'es au fond du champ, tu retournes pas parce que t'as oublié le bon outil. Tu te débrouilles.»

- Tu devais être fier, quand l'électricien t'a rendu hommage?

Denis sourit. «Ouais, c'est sûr. On essaye de faire une bonne job.»

Je n'ai peut-être pas travaillé sur une ferme, je ne sais peut-être rien faire que de raconter la vie des autres, mais je sais reconnaître le travail bien fait. Toute la Rive-Sud le dit avec moi: t'es le meilleur.

Hé, Denis, tu ne le croiras pas, après mon voyage organisé dans le creux, je me suis même acheté un outil. Une perceuse comme de raison. Je sais faire des trous!