Les juges peuvent célébrer des mariages, mais marier 1,2 million de personnes d'un seul coup, c'est un record de tous les temps.

La Cour d'appel du Québec, pourtant pas particulièrement flyée, a rendu hier une décision absolument spectaculaire qui aura un impact mesurable sur la vie de millions de Québécois qui, hier matin, pensaient ne rien se devoir.

Quel impact? On ne sait pas encore parce le jugement peut être contesté en Cour suprême. Et, s'il ne l'était pas, le gouvernement du Québec aurait un an pour redessiner la loi en ce qui concerne les conjoints de fait.

Mais si ce jugement devait être confirmé, cela obligerait les couples non mariés à une solidarité financière qui, aujourd'hui, n'existe que moralement.

Il me semble que, dans le cas d'un couple non marié qui a des enfants, c'est la moindre des choses que de se soutenir financièrement après une séparation. Quand on sait que 60 % des enfants, au Québec, sont nés hors mariage, cela devient un enjeu social important.

Mais revient-il à la Cour d'en décider? J'avoue ne pas l'avoir vue venir, celle-là, mais alors pas du tout. Depuis le début, je croyais cette cause vouée à l'échec.

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La juge Carole Hallée a rejeté l'an dernier la demande de Lola, et je trouvais son jugement très bien fondé: le régime juridique des conjoints de fait est différent de celui des gens mariés, mais il n'est pas discriminatoire pour autant. Il donne aux conjoints la liberté de choix. Que les gens soient mal renseignés sur leurs droits ne les rend pas victimes de discrimination inconstitutionnelle, après tout.

La juge Hallée s'appuyait essentiellement sur un jugement rendu en 2002 par la Cour suprême dans une affaire de Nouvelle-Écosse. La Cour avait expressément dit que la loi peut légitimement faire des distinctions entre les différents types d'union.

Mais la Cour d'appel, hier, a fait une autre lecture de la décision de la Cour suprême. Elle ne s'applique pas dans le cas de Lola parce qu'elle ne portait pas sur les pensions alimentaires: seulement sur le patrimoine familial.

En effet, en Nouvelle-Écosse, les conjoints de fait ont déjà une obligation alimentaire - comme partout dans le reste du Canada. Mais Susan Walsh, qui avait quitté son emploi pour s'occuper des deux enfants du couple, réclamait sa part du patrimoine familial en plus de la pension. Pourquoi les femmes mariées qui ont fait le même choix y auraient-elles droit, et pas elle? La Cour suprême a rejeté son plaidoyer: en ne se mariant pas, elle a librement accepté un régime différent de partage des biens.

Hier, la juge Julie Dutil a conclu que la demande de Lola concernant le patrimoine familial devait être rejetée sur cette base: la liberté de choix. Mais pas la pension alimentaire, qui est d'une autre nature: elle remplit un objectif social. Elle vise à alléger le fardeau de l'État en fondant une solidarité financière entre conjoints.

Cette distinction sur la nature de la pension alimentaire permet à la Cour d'appel du Québec de rouvrir le débat, donc.

La juge Dutil et ses collègues estiment que Lola a raison: l'article du Code civil qui crée une obligation alimentaire uniquement entre conjoints mariés ou unis civilement est discriminatoire.

Pourquoi? Parce qu'il «subsiste dans la loi des désavantages fondés sur l'application de stéréotypes». Historiquement, rappelle la juge Dutil, les conjoints de fait ont été désavantagés. Les «concubins» avaient des «enfants naturels» qui n'avaient pas les mêmes droits que les autres. On présumait que leur union était par définition non durable.

Pourtant, «la vie commune, dans différents types d'union, peut entraîner la même dépendance et la même vulnérabilité».

Pourquoi ne pas fournir la même protection à ces conjoints sinon parce qu'on perpétue ces préjugés? conclut la juge. Elle note que l'inégalité financière pèse surtout sur les femmes, en particulier quand il y a des enfants.

Voilà un raisonnement un peu paradoxal. On ne peut plus dire que l'union de fait est mal vue socialement quand les deux tiers des enfants en sont issus. Et si l'on tient pour acquise l'égalité hommes-femmes, on devrait être adepte du libre choix. Le stéréotype consiste plutôt à protéger les femmes, qu'elles le veuillent ou non.

Bref, même si je suis d'accord pour dire qu'il faut récrire la loi, je ne suis pas du tout convaincu par le raisonnement juridique de la Cour d'appel.

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La Cour reconnaît que l'enjeu est de taille et qu'il faudra récrire le Code civil avec soin. C'est pourquoi (à deux juges contre un) elle préfère laisser un an au législateur pour le faire. Sage retenue.

Car si on impose trop d'obligations aux couples non mariés, on risque de produire des effets pervers. Certains, particulièrement les plus âgés, refuseront-ils la vie commune, avec ce qu'elle suppose de solidarité, par crainte de devoir céder une partie du patrimoine qu'ils destinent à leurs enfants et petits-enfants?

À cela, on répondra que les pensions sont toujours fixées en fonction de la durée de la relation, de la contribution de chacun, du fait que les conjoints ont eu des enfants ou non. Bref, c'est le droit de demander une pension qui vient de naître. Pas un guichet automatique universel.

Et quoi qu'on pense du jugement et des chances de succès d'un appel, Québec devrait saisir l'occasion pour créer à tout le moins une obligation alimentaire entre les conjoints de fait qui ont des enfants. Pas besoin de la Cour suprême pour savoir que c'est la chose juste à faire.

Ne reste plus qu'à féliciter l'avocate de Lola, Anne-France Goldwater, vilipendée l'an dernier. Peu importe comment ça finira, ce combat improbable aura fait avancer les choses au Québec.