Ça fait un peu drôle de voir les politiciens hurler à l'Assemblée nationale à cause des liens entre la mafia et l'industrie de la construction. C'est vraiment une nouvelle, pour eux?

Depuis longtemps déjà, les indices, puis les preuves s'accumulent. La mafia est lourdement présente dans l'industrie de la construction au Québec, et particulièrement à Montréal. Son emprise n'a fait que croître.

Mardi, Radio-Canada a «révélé» plusieurs faits troublants qu'on avait pu apprendre dans La Presse sous la plume d'André Cédilot et d'André Noël en 2008 et 2009. Notamment qu'il existe un cartel des firmes de construction, appelé le «Fabulous Fourteen». Ce groupe non identifié, dominé par des entrepreneurs d'origine italienne, manipule les appels d'offres pour des chantiers publics de la Ville depuis des années.

L'enquête Colisée avait capté sur écoute un des chefs de la mafia sicilienne à Montréal, Francesco Del Balso, qui menaçait de mort un entrepreneur de Québec. L'homme avait eu le malheur d'accepter un contrat de pose de céramique à Montréal. Del Balso lui avait signifié de déguerpir.

Del Balso (actuellement en prison) agissait-il à titre de sous-traitant ou comme actionnaire du Fab Fourteen? On ne le sait pas vraiment. Mais on sait que les liens entre dirigeants mafieux et entrepreneurs en construction sont nombreux.

On se demande encore ce que faisait Frank Catania, fondateur d'une grande entreprise de construction, au café Cosenza, sorte de quartier général de la mafia, en 2005. Il était en présence du parrain Nick Rizzuto (abattu hier). Rizzuto recevait des liasses de billets qu'il dissimulait dans ses chaussettes. La police a filmé la scène. On a vu également que Paolo Renda, mafieux disparu cette année, avait organisé une collecte pour faire un cadeau de retraite à M. Catania. Drôles d'amis.

Renda avait sa propre entreprise, Construction Renda, dans laquelle travaillaient la femme et la fille de Vito Rizzuto. Il avait loué des locaux à la firme BT Céramique, propriété de Francesco Bruno. Le même Bruno est accusé d'avoir aidé Tony Accurso, le roi de la construction au Québec, à éluder l'impôt.

Ce qu'il y a de vraiment nouveau dans le reportage de Radio-Canada, c'est que l'inspecteur responsable de l'escouade Marteau, Denis Morin, parle ouvertement du phénomène.

«Notre renseignement tend à démontrer qu'il y a une certaine collusion entre de grandes entreprises de construction afin de se partager les contrats», dit-il. Il n'en nomme aucune, cependant. «On a à établir l'ampleur du phénomène. On est porté à croire qu'il y a des liens entre ces entreprises et la mafia.»

Que ce soit dit en toutes lettres par le patron de l'escouade anticorruption est très important. On ne peut plus simplement se contenter de dire que ce sont des rumeurs. On ne peut plus non plus attendre l'aboutissement de toutes les enquêtes. Il faut agir au plan politique pour casser le système.

Que fait un cartel? Il élimine la concurrence pour protéger ses membres. Éliminant la concurrence, il fait gonfler les prix. Et s'il s'agit d'entreprises dirigées directement ou indirectement par la mafia, il accroît l'emprise du crime organisé sur l'économie légale et son pouvoir. C'est une des conclusions qui ressortent de l'excellent livre de Cédilot et Noël, Mafia inc., qui vient de paraître.

La mafia n'en continue pas moins ses pratiques: corruption, menace, racket de protection. Cette concurrence déloyale finit par pourrir non seulement le milieu économique, mais des pans de la politique elle-même, largement financée par les gens des firmes de construction.

Tandis que des enquêtes sont lancées, et en attendant une vaste enquête publique, l'Administration n'est pas impuissante face aux pratiques douteuses.

Déjà, le Vérificateur de la Ville de Montréal, dans l'affaire des compteurs d'eau, a montré en 2009 le besoin d'une plus grande concurrence. Les villes doivent ouvrir véritablement les appels d'offres à la concurrence.

Elles doivent aussi punir les firmes qui se rendent complices de violations de l'éthique par les employés municipaux, comme l'exige Louise Harel. C'est bien beau, des codes d'éthique, mais pour qu'ils soient efficaces, il faut frapper aussi les entreprises fautives.

L'été dernier, le conseil municipal a accordé un contrat de 885 000$ à Construction Garnier pour des travaux au circuit Gilles-Villeneuve. Rien d'irrégulier ici, et il n'est pas question de la mafia. Mais en 2008, le président de cette société, Joe Borsellino, avait invité en Italie le haut fonctionnaire Robert Marcil, en compagnie du vice-président de Génivar et de l'ex-directeur de la FTQ-Construction, le très suspect Jocelyn Dupuis. Un grave manquement à l'éthique, même s'il a payé son voyage: à la Ville, M. Marcil était responsable de dossiers de Garnier, qui a obtenu des millions en contrats.

M. Marcil a quitté son poste, mais Garnier n'a subi aucune conséquence. Sans une condamnation en vertu de la Loi sur la concurrence - chose rarissime -, rien ne l'empêche d'obtenir des contrats publics. Ce n'est pas normal.

Les suggestions de Louise Harel pour renforcer le projet de loi 109 sur l'éthique dans le monde municipal, actuellement à l'étude à Québec, en sont un exemple: on peut et on doit agir pour nettoyer le monde municipal.

Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca