Malgré toutes les études qui disent le contraire, les partisans de la loi et de l'ordre veulent nous convaincre que nous vivons dans une société de plus en plus violente.

L'été dernier, on a vu le sénateur Pierre-Hugues Boisvenu dénoncer le rapport annuel de Statistique Canada sur la criminalité au pays.

L'étude concluait, une fois de plus, que le nombre de crimes signalés à la police a continué de diminuer durant la dernière année à l'étude, 2009. Tant la gravité que le nombre de crimes ont diminué l'an dernier, ce qui confirme la tendance observée dans la dernière décennie.

Les médias ont largement fait état de cette conclusion - le crime diminue au Canada - entre deux faits divers qui nous suggèrent le contraire.

Mais les conservateurs et ceux qui trouvent que les systèmes judiciaire et correctionnel sont trop cléments ne le prennent pas. M. Boisvenu a descendu en flammes cette étude: «C'est comme si les criminologues ou les administrateurs du système avaient trouvé une méthode de calcul pour justifier leurs jobs ou justifier le statu quo en matière de lois et règlements», a-t-il dit avant d'ajouter: «Quelqu'un, quelque part, manipule les chiffres».

L'accusation est grossière. Les analystes de StatCan sont des experts dans le domaine qui utilisent les méthodes reconnues dans le monde entier.

Qu'importe, il s'agit de semer le doute, même sans le moindre fondement scientifique.

M. Boisvenu reproche essentiellement à StatCan d'insister sur le taux de crimes par habitant. Si le nombre de meurtres est stable et que la population augmente, le taux de meurtres diminuera. Mais autant de gens auront été tués. C'est mathématiquement indéniable mais, pour mesurer le taux de violence dans une société, il faut tenir compte de la population. C'est ainsi qu'on procède partout.

Plus récemment, la campagne contre les analyses «libérales» de StatCan s'est poursuivie sous la forme d'une étude rédigée par un ancien procureur de la Couronne albertain, Scott Newark. Comme le sénateur Boisvenu, Newark s'en prend à la méthodologie de l'organisme et exige une «modernisation» dirigée par des experts en répression du crime - autrement dit, pas des criminologues et autres experts outrancièrement favorables à la réhabilitation.

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Il y a plusieurs bonnes raisons de se méfier des statistiques policières. Les crimes ne sont pas tous dénoncés. Les crimes «consensuels», ou «sans victime», comme le trafic de drogue, ne tombent dans le radar statistique qu'en fonction des opérations policières. Celui qui vend et celui qui achète n'iront pas se plaindre à la police. Selon les budgets et les priorités policières, les données peuvent donc changer.

Même chose pour la conduite en état d'ébriété sans accident: elle ne sera découverte qu'au gré des opérations ou des arrestations inopinées.

Mais la théorie conservatrice veut que les crimes soient sous-dénoncés, en particulier parce que les victimes n'auraient pas confiance dans le système judiciaire. Et ce manque de confiance viendrait de la trop grande clémence du système.

Les agressions sexuelles ont de tout temps été un crime sous-dénoncé. Mais les choses ont passablement changé depuis 25 ans avec l'adoption de nombreuses mesures de protection des victimes.

M. Boisvenu a raison de dire que les disparitions devraient être compilées. Il serait intéressant, également, de savoir quel pourcentage des crimes ont été commis par des gens en libération conditionnelle ou libérés sous caution - Newark suggère que cette information est écartée pour ne pas faire mal paraître le système.

Mais quelles que soient les critiques qu'on peut adresser aux études de StatCan, certaines données sont difficilement contestables - celles sur les crimes les plus graves: l'homicide et la tentative de meurtre.

On peut en effet tenir pour acquis que les meurtres sont tous signalés à la police - sauf cas rarissimes. Même chose pour les tentatives de meurtre.

Il y a eu 538 meurtres au Canada en 1999 et 610 en 2009. (Pendant cette période, une seule province a connu une baisse, et elle est spectaculaire: le nombre d'homicides au Québec est passé de 137 en 1999 à 88 en 2009). Compte tenu de l'augmentation de la population, le taux d'homicides est demeuré stable, de 1,77 à 1,81 pour 100 000 habitants. C'est vrai, plus de gens ont été tués, ce qui est grave en soi, mais c'est le taux d'homicides qui nous donne un portrait général qui permet de nous comparer aux États-Unis (5,5), au Brésil (25) ou à l'Allemagne (0,9). Ajoutons que, à la fin des années 70, il y avait au Canada 700 meurtres par année pour une population beaucoup moins nombreuse.

La thèse conservatrice qui circule depuis plusieurs années veut que les progrès de la médecine d'urgence aient sauvé plusieurs victimes, ce qui fait que la diminution du nombre et du taux d'homicides ne reflète aucunement une diminution de la violence.

Si c'était vrai, on verrait en conséquence une augmentation du nombre de tentatives de meurtre. Ça ne s'est pas produit. Le taux de tentatives de meurtre suit la même courbe que les meurtres depuis 20 ans, et leur nombre absolu a également baissé comparativement aux années 70.

Quand on sait que Me Newark est un consultant en matière de sécurité publique auprès du gouvernement Harper, et quand on voit les mesures adoptées par les conservateurs, on voit que cette guerre de chiffres illustre bien autre chose qu'une querelle entre statisticiens. Il y a un projet de réforme en oeuvre.

Les experts du domaine ont été unanimes à décrier l'analyse de Scott Newark. Mais on sait que, en environnement comme en droit criminel, les conservateurs n'ont que faire des experts, tous suspects de libéralisme rampant.

Ces études bidon servent essentiellement à prétendre qu'il y a une controverse dans le domaine et, éventuellement, à asseoir des réformes du droit criminel qui ont démontré leur inefficacité et leurs coûts ruineux aux États-Unis.