Quand je me suis couché hier soir, la chambre s'est mise à tanguer doucement. Tremblement de terre, le mot est trop fort. À peine un bercement. Ils m'ont tellement dit que ces choses-là sont normales, j'ai fini par les croire. Je me suis endormi aussitôt.

Ce qui l'est moins, c'est qu'une centrale nucléaire menace de sauter à 250 km.

Mais j'ai beau chercher, je n'ai trouvé nulle part en ville cette «colère» dont font grand état les médias américains. Dans les zones sinistrées, sans doute. Mais à Tokyo, c'est plutôt un mélange de sourde inquiétude et de résignation.

C'est vrai, il n'y a plus de lait dans les supermarchés depuis trois jours. Les tablettes des dépanneurs sont à moitié vides. Et la ville est trop calme.

Le soir, on dirait Times Square en panne. Qu'on soit dans Ginza, le quartier des grands magasins et des immeubles hypermodernes, ou dans Shibuya, le quartier de la nuit électrique, les enseignes sont éteintes, les rues sont tranquilles, les clients sont rares, les étrangers ne sont nulle part.

Les magasins qui sont ouverts ferment tous plus tôt.

«Les touristes sont partis, et puis, qui veut acheter une robe cette semaine?» demande Junko Shimazaki, propriétaire d'une agence de mannequins.

«Ce n'est pas Tokyo, ça, c'est Vancouver à 3h du matin!» me dit Peter Vandermeer, un Canadien qui vit ici comme traducteur et qui a épousé une Tokyoïte.

Je l'ai croisé dans une pharmacie de Ginza, planté devant une télé avec cinq autres clients. Le type de la compagnie d'électricité de Tokyo, propriétaire de la centrale nucléaire de Fukushima, donnait une autre conférence de presse.

-Que dit-il?

-Toujours les mêmes choses: ils travaillent à arroser les réacteurs, etc. Déjà, je ne les crois pas tellement quand je reçois leurs comptes d'électricité, là j'ai vraiment mes doutes.

«C'est étrange ce qui se passe, c'est normal et ce n'est pas normal. La ville morte comme ça, à 19h, ce n'est pas normal, ce n'est jamais arrivé. Il manque plein de choses à l'épicerie. Mais je vais au resto avec ma femme et il ne manque de rien.

«Elle est en retard, d'ailleurs, parce qu'elle a fait ses ongles, ça, c'est normal. La vie continue quand même, vous voyez, les filles font leurs ongles, les gens vont travailler... Mais il manque des trains, il y a des coupures de courant, les gens rentrent plus tôt, plusieurs ne viennent pas travailler. Sauf que les gens restent calmes. Je cherche quand même le moyen de parler de l'idée de partir à ma femme... mais déjà, elle est très déçue d'une amie qui est partie, il y a comme une sorte de devoir de rester, une fierté... Sauf que si ça pète, je ne suis pas sûr que ça tienne longtemps.»

* * *

C'est vrai qu'ils sont calmes. Même vendredi dernier, jour du plus gros tremblement de terre de l'histoire de ce pays, les gens, paraît-il, sortaient des immeubles de manière ordonnée, sans cris et sans pleurs -pour ceux qui sont sortis, certains attendant que ça passe au bureau.

«J'ai l'impression que mes amis en Californie sont plus inquiets que moi», dit Junko Shimazaki.

«De toute manière, c'est ici chez moi, les gens que j'aime sont ici, j'irais où?»

Elle voit bien qu'il y a une énorme différence entre le ton alarmiste de CNN et des dirigeants étrangers et ce que diffuse la télé japonaise, qui se veut rassurante. «Jusqu'à maintenant, j'ai confiance dans les informations du gouvernement, mais est-ce que j'ai vraiment le choix?»

Kyoko Takahashi travaille comme consultante dans le gigantesque hôtel de ville du «gouvernement métropolitain» de cette ville de 12 millions d'habitants (35 millions en incluant l'agglomération). L'édifice est une sorte d'interprétation de la cathédrale Notre-Dame de Paris et abrite 20 000 fonctionnaires.

«Je sais que ce n'est pas comme d'habitude, mais j'essaie d'être comme d'habitude. Je vois l'écart entre ce qui se dit à l'étranger et ici, mais comment juger, c'est tellement technique?

«Ils montrent les gens avec un masque dans la rue, c'est vrai qu'il y en a beaucoup et il en manque dans les pharmacies parce que les gens font des stocks, mais avant le tremblement de terre, les gens en portaient autant, c'est le temps du rhume des foins...»

C'est peut-être le mot d'ordre: faire comme d'habitude. Aller travailler.

Mais Kyoko Takahashi me dit que la voiture ne bouge pas et que son réservoir est plein. On ne sait jamais, s'il fallait fuir...

On fait comme d'habitude, mais tout le monde surveille la direction des vents, pour voir où ils porteront les nuages radioactifs -mais radioactifs jusqu'à quel point? D'ici dimanche, ça semble bon...

* * *

Dans le marché de poisson le plus gigantesque au monde, les thons et les mollusques n'arrivent plus des vastes zones de pêche du Nord, toutes sinistrées. L'atmosphère est sombre. Plusieurs ici sont sans nouvelles de collègues camionneurs ou pêcheurs.

Rikkyo Waseda y tient une minuscule échoppe de sushis, où il faut normalement attendre une heure et demie, même à 6h le matin. Nous entrons sans attendre.

«Je suis résigné, je ne suis ni content ni mécontent des politiciens, je ne m'attends à rien d'eux, je vois bien qu'ils font ce qu'ils peuvent. Si c'était un acte terroriste, je serais en colère, mais c'est la force de la Terre, on n'y peut rien... Je continue.»

Entrent trois étudiants. «Tout ce que je peux faire en ce moment, c'est de dépenser de l'argent, c'est ce que je viens faire», dit l'un d'eux.

C'est ainsi qu'on tente de continuer, un oeil sur l'écran de télé, la main sur le téléphone...