Même à demi frénétique, Shibuya reste l'endroit le plus agité de Tokyo. Le quartier de la jeunesse branchée et (souvent) friquée de Tokyo recommençait à grouiller hier.

En retrait du carrefour piéton réputé le plus passant au monde, 12 étudiants en rangée bien droite hélaient les passants. En six heures, ils ont recueilli 40 000$ dans leurs chapeaux pour les sinistrés du tsunami.

La possibilité d'un accident nucléaire fait passer à l'arrière-plan médiatique les 500 000 réfugiés, les 17 000 morts et disparus, dit Shunji Ehara, un diplômé en sciences politiques de Waseda, le Harvard japonais.

«Les gens dans le Nord ont perdu leur travail, leur bateau de pêche, c'est d'argent qu'ils ont besoin pour refaire leur vie le plus vite possible».

Il sait de quoi il parle. Né à Tottori, qui a connu un tremblement de terre de magnitude 7, il a aussi vécu à Kobe, où a eu lieu le dernier grand tremblement de terre japonais, en 1995.

Pour ce qui est de la centrale de Fukushima, ce n'est pas le souvenir d'Hiroshima et Nagasaki qui le hante. Ce serait plutôt Tchernobyl. Ce n'est pas qu'il soit trop jeune pour avoir connu les horreurs de la bombe dans ce pays qui est le seul à l'avoir reçue. Cette trace est indélébile.

C'est que... ça n'a rien à voir. Ce n'est pas d'une attaque qu'il s'agit. C'est d'un accident dans une centrale bien japonaise. Se soulèvent ici les mêmes interrogations que dans les autres pays quant à la sécurité nucléaire.

«La région de Fukushima est importante pour l'agriculture et je me demande quel impact ça aura sur les aliments, sur la santé à long terme, mais je n'ai pas peur pour nos vies ici. Par contre, l'information n'est pas claire et la plupart des gens ne comprennent pas trop ce qui se passe, moi le premier.»

Ce qui se passe? Il se passe que tandis que des équipes héroïques tentent de faire refroidir deux réacteurs, tout est interprété de manière assez opposée selon qu'on est au Japon ou à l'extérieur.

Hier, les autorités nucléaires japonaises ont fait passer officiellement le niveau de gravité de l'accident nucléaire de 4 à 5 sur une échelle de 7. Le niveau 7 a été atteint par l'accident de Tchernobyl, le niveau 5 par celui de Three Mile Island.

Cela a donné l'impression que la situation s'était aggravée, ce qui n'est pas le cas. On a plutôt revu rétroactivement la gravité de la situation, grâce aux images et aux données recueillies hier. Simple mise à jour du point de vue japonais. Aveu tardif selon les Américains.

Mais dès mardi, le commissaire européen à l'Énergie, Günther Öttinger - donc pas exactement un badeau -, parlait d'une «apocalypse» - pas exactement un détail. Le responsable français de la surveillance nucléaire classait l'événement à «au moins 6», et probablement 7 sur 7.

Qu'en est-il? Déjà, l'événement paraît plus grave que Three Mile Island, en 1979 en Pennsylvanie, où pratiquement aucune fuite radioactive n'avait été détectée. Surtout, Fukushima est loin d'être sous contrôle.

Mais Tchernobyl (Ukraine, 1986)? Trente personnes sont mortes directement des effets des radiations et on discute encore du nombre de cancers provoqués par cette centrale mal conçue, mal protégée et mal sauvée.

L'avion sans pilote envoyé par les Américains jeudi, avec la permission des Japonais, pour mesurer les radiations, a trouvé des seuils dangereux dans un rayon d'environ 29 km de Fukushima Daiichi. La zone d'évacuation décrétée par le gouvernement japonais est de 30 km. Celle décrétée par les Américains - suivis par le Canada et d'autres - est de 80 km.

Est-ce dire que les Japonais minimisent la gravité ou que les Américains l'exagèrent? C'est surtout dire qu'il est plus facile de faire quitter quelques dizaines ou centaines de citoyens étrangers que d'évacuer de centaines de milliers de citoyens japonais, dans une région déjà sinistrée.

La mesure indique tout de même que la zone décrétée par les Japonais est acceptable... pour le moment.

Même dans le cas d'une perte de contrôle de Fukushima, il semble peu probable que Tokyo soit menacé sérieusement par les radiations.

Les Américains, d'ailleurs, n'ont pas revu à la hausse leur zone d'évacuation, ni réévalué la gravité de la situation, même après la prise de ces mesures au moyen des instruments les plus précis qui soient.

De toute manière, recommandations gouvernementales ou pas, les étrangers sans attache ici ont tous fui.

Les rares que j'aperçois me disent qu'ils s'en vont à l'aéroport, que leur colloque de linguistique allemande a été annulé, comme le spectacle du Cirque du Soleil, comme le début de la saison de baseball japonais (incertain), comme la collation des grades de la fille de cet homme croisé dans les jardins (déserts) de l'empereur, etc.

Voici tout de même Hugues, un Français de 24 ans qui travaille ici comme mannequin et dans les bars. Malgré le mot d'ordre du gouvernement français, il demeure à Tokyo.

«Les hommes dans la vingtaine devraient être les derniers à quitter. Je reste. J'ai ma pilule d'iode. Mais je reste.»

Ce jeune homme est passablement japonais.