Quelle blague. Un candidat libéral dit la simple vérité sur la justice criminelle et ça devient une «gaffe». Des propos «inacceptables» et «dégoûtants», selon Michael Ignatieff, qui réclame immédiatement des excuses. Et qui les obtient.

L'époque est aux peines automatiques, à la «tolérance zéro» et au prêt-à-porter judiciaire. Malheur à qui rame à contre-courant en pleine campagne électorale.

Ce candidat supposément gaffeur est John Reilly, juge qui a pris sa retraite pour se présenter contre un conservateur dans un coin de l'Alberta où il n'a aucune chance d'être élu (son opposant a gagné avec 73% des votes en 2008...).

Le juge Reilly venait de se faire taper sur les doigts par le Conseil de la magistrature pour un livre qu'il a écrit sur une nation indienne où il a souvent siégé dans ses 33 ans de magistrature. Il y accuse le conseil de bande de corruption, dénonce également le manque de ressources de services sociaux et d'éducation. Le Conseil lui a dit comme de raison qu'un juge n'a pas à se lancer dans des controverses publiques, et que si c'est ce qu'il veut faire, mieux vaut accrocher sa robe.

Il l'a accrochée.

Mais ce n'est pas ce qu'il a dit des Stoney Nakoda qui embête Michael Ignatieff. C'est ce qu'il a dit de la justice criminelle conservatrice.

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La semaine dernière, dans le Calgary Herald, l'ex-juge déclarait qu'il n'en pouvait plus de garder le silence sur les orientations conservatrices.

Comme bien des juges au Canada, il en a marre de l'américanisation du droit criminel promue par les conservateurs.

Peines minimales automatiques, emprisonnements plus longs, tout ça envoie inutilement des gens en prison, fait exploser les coûts et n'améliore nullement la sécurité publique.

À une station de radio albertaine, il a dénoncé la stupidité des peines minimales automatiques.

«Il y a agression sexuelle et agression sexuelle», dit-il. En effet, un simple toucher sexuel non voulu est une «agression sexuelle», tout comme un viol. Il va de soi qu'on ne les punira pas de la même manière.

Et Reilly de donner l'exemple d'un jeune homme d'une vingtaine d'années qui se réveille après un party bien arrosé à côté de sa copine nue. Il lui caresse «les parties privées», dit-il, elle se réveille et lui dit de s'en aller et il s'en va. «Je ne crois pas que dans ces circonstances ce jeune homme devrait être envoyé au pénitencier pour trois ans», dit le juge.

Voilà pour les propos «dégoûtants». C'est pourtant tout à fait juste: pour les fraudes comme pour les agressions sexuelles, tous les crimes ne sont pas de la même gravité.

Mais dès qu'il est question d'agression sexuelle, personne ne veut être pris en flagrant délit de banalisation. Alors on l'a cloué au pilori.

Pourtant, depuis toujours, au Canada, la loi prévoit pour presque tous les crimes une peine maximale, mais pas de minimum. Selon la gravité du cas, selon les caractéristiques de l'accusé, la peine sera plus ou moins sévère. Elle vise l'individu bien précis, pas la catégorie de crime.

Cela entraîne des disparités dans les sentences, ce que n'aiment pas les amateurs de justice uniforme et uniformément sévère en toutes circonstances.

Même Jack Layton en a rajouté en disant que de tels propos pouvaient pousser les jeunes hommes sur une pente funeste. Il n'y a pas à dire, tout le monde joue à droite...

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Pourtant, de partout, on entend des signaux d'alarme. Il y a un an et demi, un juge très respecté en Ontario, David Cole, a dénoncé l'improvisation à l'américaine, le durcissement et la politisation du droit criminel canadien.

Aux États-Unis, la crise est majeure: surpopulation carcérale et explosion des coûts... sans parler de peines indûment longues au nom du «three strikes you're out» et des lignes directrices pour les sentences.

On n'en est pas là, mais le virage est très évident avec l'augmentation du nombre de peines minimales. C'est une tentation conservatrice à laquelle les autres partis ne semblent pas capables de résister.

Les peines infligées au Canada, quand on les compare à ce qui se pratique en Occident (hors É.-U.), sont pourtant plutôt sévères.

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Le 24 mars, le juge Valmont Beaulieu, de la Cour du Québec, a déclaré inconstitutionnelle une modification du Code criminel qui l'empêchait d'accorder une peine avec sursis à un jeune homme coupable d'avoir participé à une course de rue en voiture qui a fait un mort (l'autre automobiliste «courseur» a fait un accident et s'est tué).

Dans un jugement fleuve de 137 pages, il en vient à la conclusion qu'on l'obligerait à infliger une peine cruelle et inusitée. C'est un jugement incroyablement touffu et il n'est pas certain qu'il soit maintenu en appel. Mais il témoigne lui aussi du ras-le-bol de l'appareil judiciaire face aux mesures conservatrices qui visent à menotter la discrétion judiciaire.

John Reilly, juge 33 ans durant, est parfaitement bien placé pour donner son point de vue. Il ne banalise rien. Il souligne simplement la très ancienne et très juste méthode qui consiste à bien peser la gravité de chaque crime, d'évaluer chaque accusé.

Si c'est devenu «dégoûtant» d'en parler, on a un gros problème devant nous...