Il y en a qui viennent pour la Tour de Londres, d'autres se précipitent à Westminster, mais ces jours-ci, évidemment, ils vont plutôt voir Buckingham Palace.

«Elle est même pas là, la reine», dit une gamine accrochée aux grilles, flairant la fausse représentation.

Sans les grilles, d'ailleurs, soyons honnêtes, ce château passerait pour banal.

La reine n'y étant pas, les trois millions sept cent quatre-vingt-sept mille huit cent cinquante et un journalistes tournent sur la place circulaire et s'interviewent les uns les autres pour confirmer l'envergure internationale sans précédent de l'Événement.

«Vous venez pour la télévision taïwanaise? Formidable, permettez qu'on fasse un clip avec vous, c'est pour la télé mexicaine...»

La BBC s'émerveille de l'intérêt des médias américains, les médias américains s'émerveillent de la fascination des Britanniques.

La preuve: voici l'homme de la rue approchant de l'abbaye de Westminster, qui ferme aujourd'hui pour la répétition générale.

«Homme de la rue, que pensez-vous du mariage?»

Merde, un autre touriste italien.

***

Il y en a qui vont à la Tour, d'autres à Westminster ou au palais de Buckingham, donc.

Moi je cherche frénétiquement, à Londres, l'homme de l'Omnibus de Clapham.

C'est lui, le mythique «homme raisonnable» inventé par les juges anglais comme la mesure objective du comportement humain normal, prévisible et acceptable.

Il n'est ni génial, ni stupide, ni savant, ni ignorant, a un bon jugement et est sans excès en toutes choses.

On ne compte plus les procès qui reposent sur cette seule question: est-ce que l'homme raisonnable aurait fait ça?

Un lord juge l'a imaginé au fond du bus arrivant de Clapham - la banlieue sud de Londres. L'image est restée depuis un siècle.

Je demande au garçon de l'hôtel comment me rendre à Clapham.

«Vous voulez aller à Clapham? J'habite à Clapham.

- Pas vrai! Prenez-vous l'autobus?

- Ah non, c'est vraiment compliqué, mieux vaut prendre le Tube - c'est le métro. Il y a le bus 337, mais...»

Pas grave, on n'est plus en 1933. L'homme de Clapham prend désormais le métro, il est devant moi, je ne manquerai pas ma chance.

Remarquez, je le voyais plus vieux, avec des lunettes et un imperméable, un journal roulé sous le bras, un peu chauve, mais sans âge véritable. Le mien a 23 ans et est d'origine pakistanaise. Et alors?

«Le mariage? Non, pas vraiment d'intérêt... Si la télé est ouverte, je vais regarder...»

Ça vient de l'homme du métro de Clapham lui-même.

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Ils sont drôles, les Anglais. Ils font (souvent) la moue quand on leur parle de la royauté, mais ils ne sont pas du tout républicains. Pas beaucoup.

À part les loustics qui commencent à planter leur tente et déplier leur chaise près de l'abbaye, rares sont ceux qui exultent ouvertement à l'approche de ce mariage.

Le temps n'est pas à l'exultation, il faut dire, avec les compressions budgétaires colossales et une sortie pénible de récession. WikiLeaks vient de rappeler que Londres est la centrale de recrutement de terroristes islamistes en Europe. À part ça? Une poignée de radicaux de l'IRA menacent de reprendre la lutte armée. Et un homme-canon s'est tué dans un spectacle à Pâques.

«J'ai d'autres choses à faire que de regarder ça! me dit Linda Davis, 52, ans, qui se décrit comme une actrice méconnue. Je me demande ce que cette fille, Kate, va faire: c'est la fin de sa vie. Mais au moins, elle le sait, elle... Diana, non. Non, pas pour moi... Mais j'ai bien hâte de voir sa robe, j'avoue.»

On déclenche des éclats de rire si on aborde le sujet dans un pub. Les déconvenues d'Arsenal, club de soccer local, sont en haut de l'ordre du jour.

Et pourtant... Les sondages montrent un appui de 70% à 75% des Britanniques à la monarchie. Les médias font grand état de l'augmentation du nombre de membres du groupe Republic. Mais ils sont en tout 14 000. Sur une population de 61 millions, on ne peut pas dire que ce soit un mouvement de masse...

***

«Pensez à tout ce qu'on a perdu depuis 30 ans, les grandes industries, les manufactures, qu'est-ce qui reste? demande Edward Brusnahan, décorateur de 41 ans qui ne le regardera pas non plus. Il reste la reine. Le pays a tellement changé. Au moins, elle amène des touristes, ne serait-ce que pour ça...»

La reine, un produit purement récréo-touristique?

«Si on inventait un pays, j'imagine qu'on n'aurait pas de roi, dit Paul Kilcoyne, un barrister. Mais notre identité est indissociable de la monarchie, c'est dans notre ADN, il y a une continuité là-dedans, un lien historique et organique, mythique.»

Ici et là, tout de même, des voix contraires se font entendre.

Hier, dans The Independent, le célèbre avocat Geoffrey Robertson (qui a représenté notamment Salman Rushdie) écrivait que le mariage était l'occasion de constater «l'absurdité» de l'Act of Settlement de 1701, en vertu duquel le chef d'État du Royaume-Uni doit obligatoirement être un Anglo-Germain protestant, préférablement masculin. Il suggère un président élu pour un terme fixe, capable de conseiller adéquatement le premier ministre.

The Observer, dimanche, disait à ses lecteurs de profiter de la fête... mais réclamait un système «méritocrate» et l'abolition de la monarchie.

Le débat n'est pas nouveau. Mais rien n'y fait: la réforme n'est pas à l'agenda politique - tant que la reine vivra.

Le passager du métro de Clapham ne campe pas devant le palais. Mais il n'est pas républicain.

Photo: Reuters

À part les loustics qui commencent à planter leur tente et déplier leur chaise près de l'abbaye, rares sont ceux qui exultent ouvertement à l'approche de ce mariage.