Que s'est-il passé au juste?

Le 26 mars, sondage dans La Presse: le Bloc québécois est largement en tête à 38% des intentions de vote. Le PCC deuxième, avec 23%. Le NPD est troisième avec 20%.

Cinq semaines plus tard, le parti de Jack Layton termine la campagne au Québec avec 43% des votes. Le Bloc à 24%.

Il s'est passé quelque chose entre les deux. Quoi donc?

Tout a commencé le 3 avril, quand un million et demi de Québécois ont regardé le début de Tout le monde en parle.

Sur l'air du Bon gars, de Richard Desjardins, Jack Layton a traversé le fameux studio avec sa canne et son sourire.

«Danny, merci de porter cette fleur contre le cancer», a dit le chef du NPD. Il était déjà venu parler de son cancer de la prostate sur ce même plateau.

Qu'a-t-il dit d'extraordinaire? Rien. Il a parlé des laissés-pour-compte, il a avancé quelques idées de son programme. Il s'est surtout montré extrêmement sympathique.

Quelle est votre pire gaffe en carrière? demande Guy A. Lepage.

Il répond sans hésiter: à sa première campagne, il a critiqué les compressions du gouvernement de Paul Martin et dit qu'elles étaient responsables de la mort de sans-abri.

«Je suis allé trop loin, ce n'était pas acceptable et je le regrette.»

À toutes les questions, il répondait sans brio particulier, mais avec un air sincère et sans affectation.

Une semaine plus tard, les sondages prenaient note de la poussée du NPD. Deux semaines plus tard, elle se confirmait.

Pendant ce temps-là, le Bloc observait le changement d'allégeance totalement imprévisible de sa clientèle, abasourdi.

Dans un geste de panique, Gilles Duceppe a alors décidé d'en appeler à sa base militante, de se replier sur les souverainistes - de toute évidence, le slogan anti-Harper ne lui rapporterait pas autant qu'en 2008.

Jacques Parizeau a beaucoup mérité de la patrie, mais quand une intervention d'un ancien chef est improvisée en pleine campagne, cela envoie un message ambigu. Même chose pour la sortie de Jean Chrétien, tentant de sauver un peu de mobilier pour le Parti libéral.

Vint ensuite Gérald Larose, qui est arrivé au bal électoral avec son bazooka. Chacun ses techniques de séduction.

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Évidemment, une émission de télé ne fait pas une élection. Mais celle-là a démarré quelque chose. Elle a allumé une mèche à la ligne de départ.

Dans le salon d'une famille que je connais, on a entendu spontanément les enfants dire: moi, je vote pour Jack!

L'homme est mieux connu et reconnu, il a l'air de faire de la politique sur un ton plus jovial.

Tiens, tiens... Et si on essayait ça?

De conversation de machine à café en interventions Facebook, il s'est passé cette drôle de chose: les souverainistes «mous» ont abandonné le Bloc.

Le Bloc qui avait comme principal argument encore une fois l'idée de bloquer la majorité conservatrice. Ce n'est pas ce qu'on appelle un argument de fond. Ou plus exactement, ce n'est pas une exclusivité.

Au débat, Gilles Duceppe a dit que Jack Layton et lui ne seraient pas premier ministre. La seule différence entre eux, c'est que lui (Duceppe) l'admettait, disait-il. Si tel est le cas, pourquoi vaut-il mieux voter Bloc?

Pour défendre les «valeurs québécoises» et les «intérêts du Québec», cela va de soi.

Mais le NPD défend essentiellement les mêmes «valeurs québécoises», qui ailleurs au Canada s'appellent simplement social-démocratie. Le passage est relativement naturel.

La question nationale, elle? Le NPD a un programme plus favorable au nationalisme québécois que le PCC de Brian Mulroney. Alors...

Cela veut dire que bien des souverainistes ont voté pour le NPD, chose à peu près inimaginable il y a 10 ou 20 ans. Cela veut dire que la question nationale pèse moins lourd.

François Legault a pris des notes, hier: les souverainistes ne sont pas immobiles politiquement parlant...

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Pendant ce temps, Ottawa se trouve maintenant gouverné par un parti dont la base n'aime pas beaucoup ce que le Canada est devenu: un pays défini par presque un siècle de politiques «libérales», qui sont allées trop loin, trop vite à son goût.

Une certaine idée du Canada n'a plus le haut du pavé dans la plupart des régions. Cette idée qu'incarne parfaitement le «progressisme» de Michael Ignatieff.

Ignatieff aurait pu faire très bien au Québec, d'ailleurs... mais même des années après le scandale des commandites, les libéraux sont incapables de se présenter comme une solution de rechange crédible.

Et ailleurs au Canada, tant qu'à choisir des progressistes, les électeurs ont généralement préféré l'original...

C'est ainsi que l'histoire électorale s'est écrite en lettres orange.

Et tout a commencé par la marche un peu pénible d'un moustachu dans un studio de télé de Montréal...