Ils ne s'entretuent plus comme dans le temps, mais les motards ont une autre guerre à mener: contre l'appareil judiciaire.

On n'exagère pas en disant que l'opération SharQc a décimé les Hells Angels, dont les 113 membres en règle, sauf 2, ont tous été accusés en 2009 dans cette opération, la plupart de meurtre ou de complot pour meurtre.

L'organisation joue ici sa survie dans l'avenir prévisible. La pression financière pour défendre tous ces gens n'est pas négligeable.

Ils n'ont pas l'intention de se laisser faire.

Avant même d'en arriver aux faits, ces gens ont tout intérêt à faire capoter l'entreprise audacieuse des superprocès. Et ils ont plusieurs arguments à faire valoir, qui tournent tous autour des mêmes thèmes: trop gros, trop compliqué, trop long.

Le juge James Brunton, en libérant 31 des 155 accusés d'origine (ceux qui n'étaient accusés «que» de trafic majeur de stupéfiants et de gangstérisme), leur a donné en partie raison.

Il a très bien exprimé l'irritation généralisée de la magistrature devant cette nouvelle réalité judiciaire que sont les superprocès - et celui-ci en particulier, le plus gros de tous.

Dès le début de l'aventure, en vérité, le juge Brunton a manifesté son mécontentement vis-à-vis de cette entreprise extravagante. Et depuis le début, les discussions entre l'État et la Cour supérieure sur la façon de procéder ont été pénibles.

Rappelons que le phénomène des procès à grand déploiement contre le crime organisé n'a pas 10 ans. Les mêmes problèmes existent partout au Canada. Mais il faudra bien en arriver à faire fonctionner cette nouvelle institution judiciaire. Sinon, le crime organisé jouira d'un avantage juridique formidable du seul fait de la complexité de son organisation.

Ce genre de comportement autoritaire du juge Brunton, qui a décidé de se rendre maître de la procédure, n'est pas particulièrement prometteur. Mettre au panier des accusations parce que, d'après le plan de match qu'il a lui-même dressé, les délais seraient trop longs ne tient pas la route. Sa démonstration n'est pas du tout convaincante: il y avait d'autres solutions possibles avant d'en arriver là.

Libérer des accusés sans même que la preuve ait été présentée ne devrait arriver que dans des cas archigraves, et on n'en était pas là du tout. Les erreurs judiciaires ne se produisent pas seulement quand les innocents sont emprisonnés, mais aussi quand les coupables sont libérés sans raison.

Le Directeur des poursuites criminelles et pénales doit adapter sa stratégie à ces dossiers, pour les alléger au maximum. Cibler davantage ses accusations. N'oublions pas que, à la fin, des citoyens ordinaires seront mobilisés pour 12, voire 24 mois.

Mais la poursuite a également droit à sa stratégie. Elle n'est pas obligée de rendre la vie facile à la défense en organisant ses procès.

Un débat fort important vient donc de s'engager ouvertement entre la magistrature et les avocats de l'État sur la définition de la tâche de chacun.

Mais, quoi qu'on en pense, les juges aussi doivent s'adapter. En droit civil, ils ont un rôle beaucoup plus actif dans la préparation des causes; ils devraient également aider à les organiser dans les affaires criminelles.

Ce qu'on a vu du juge Brunton, magistrat hautement qualifié par ailleurs, c'est au contraire la manifestation d'une rigidité qui n'a plus sa place dans le contexte nouveau de la justice criminelle.

Certes, les principaux accusés sont encore là. Il est exagéré de dire que cette décision consacre l'incapacité de l'État de lutter contre le crime organisé. Les 10 dernières années au Québec ont prouvé exactement le contraire.

Mais on arrive à une sorte de nouvelle frontière où tout l'appareil doit s'adapter, sans quoi ce sera effectivement une défaite collective majeure.

Pour ça, il faudra que le ministre de la Justice ne se contente pas d'exprimer sa déception et annoncer un appel. Québec n'a pas financé sérieusement la justice criminelle depuis 10  ans. Il est urgent de le faire. La guerre a un prix.