L'hiver dernier, quatre ingénieurs de deux grandes firmes de génie-conseil ont été accusés de fraude et de corruption.

Deux de BPR et deux de Roche, dont France Michaud, numéro 2 de Roche, responsable de la gestion et du «développement des affaires».

Un développement des affaires qui, d'après l'enquête policière, ressemble sacrément à ce qu'on lit dans le rapport Duchesneau. Un système de corruption pour récolter des contrats.

À la tête d'une société de 1100 ingénieurs qui obtient des contrats partout dans le monde, elle fait face à 13 accusations criminelles.

Elle n'est pas condamnée, mais c'est la même France Michaud qui a dû verser 11 000 $ d'amende en 1996 pour divers manquements à la déontologie, tous liés à des pratiques commerciales déloyales et contre l'éthique pour obtenir des contrats municipaux. On observe que son supérieur de l'époque, Michel Labbé, a également été condamné. Rien de criminel, mais un certain esprit systématique du développement des affaires. Ce qu'ils appellent sans doute une «culture d'entreprise».

Pourquoi je raconte tout ça?

Parce qu'on a déjà oublié. Ces quatre ingénieurs de BPR et de Roche ont été accusés en même temps que l'ex-mairesse de Boisbriand.

C'est pourtant exactement ce dont parle le rapport Duchesneau : un système.

Alors, quand le premier ministre du Québec nous dit que les 1000 initiatives prises pour lutter contre la collusion et la corruption donnent des fruits, il n'a pas tort.

Mais toutes les accusations éparses qui s'additionneront ne seront que ça : des anecdotes judiciaires vite oubliées.

Des cailloux dans les souliers d'un système qui continuera tant qu'on ne le montrera pas comme tel.

Avez-vous lu le rapport, monsieur Charest? a demandé un journaliste, hier.

Pas vraiment. Il n'a pas lu le rapport en détail.

Et d'expliquer, le plus sérieusement du monde, que ce rapport n'est pas destiné au bureau du premier ministre.

Ah, bon! D'accord, c'est donc un truc qui relève du ministère des Transports?

Mais alors que vient faire le premier ministre du Québec dans une conférence de presse sur un rapport dont il n'a lu que les grandes lignes? Ça le regarde ou ça ne le regarde pas?

Ça doit le regarder puisqu'il a rappelé la série de mesures de redressement qu'a prises son gouvernement.

Jean Charest a eu cette phrase révélatrice, hier: «Le rapport fait partie de plusieurs mesures qui visent à faire le ménage sur l'ensemble des allégations qui ont été portées à notre attention.»

Voilà la clé, finalement : c'est dans les allégations qu'il veut faire le ménage. Pas dans le monde de la construction, même si «un empire malfaisant» semble à l'oeuvre.

Se débarrasser des cailloux médiatiques, passer à autre chose.

On a ici un document affirmant que le ministère qui donne le plus de contrats au gouvernement du Québec est profondément incompétent, victime de manoeuvres frauduleuses, miné par la corruption, coupable de gaspillage...

Et que par-dessus le marché, le crime organisé ne se contente pas de blanchir son argent dans la construction: il a ses antennes dans le politique.

Ce rapport de Jacques Duchesneau affirme carrément que le financement des partis politiques au Québec fait partie du problème.

Certes, c'est «l'infime exception» qui est corrompue dans le monde politique, écrit-il.

Mais le financement occulte des partis est bien implanté, c'est une sorte de spécialité du monde de la construction et du génie-conseil.

Anecdote: Axor, autre firme de génie-conseil, a reconnu sa culpabilité l'an dernier à 40 accusations de financement illégal. Les dons illégaux totalisaient 113 500 $ au PLQ, 34 000 $ au PQ et 5000 $ à l'ADQ.

Le truc est connu: le bureau d'ingénieurs donne de l'argent à ses cadres, qui versent ensuite une contribution «personnelle» au parti politique.

Réaction du Directeur général des élections au rapport Duchesneau: il est «consterné» et «ébranlé».

Pardon? Z'avez pas lu les journaux depuis 15 ans ou quoi?

Quelle insignifiance institutionnelle et institutionnalisée...

Il a fallu que Québec solidaire fasse la recherche à sa place pour qu'Axor soit accusé ! Et QS a trouvé aussi que 30 cadres de Roche donnent allègrement aux partis politiques (surtout au PLQ). Trente! Il n'y a pas d'accusation, remarquez bien, ce doit être personnel et pure coïncidence.

Disons qu'il n'y aura pas de commission d'enquête. Il en faudrait une, mais supposons qu'on n'en fasse pas pour économiser temps, argent et tracas.

Il y a dans le rapport Duchesneau tout ce qu'il faut pour s'attaquer à la collusion. Et donc à la corruption. Et donc au financement illégal.

Ça commence par ramener de la compétence au ministère qui donne des contrats.

Et ça continue par toute une série de mesures pour rétablir cette chose qui est la seule capable de nous faire obtenir les meilleurs travaux publics au juste prix : la concurrence.

Mais Jean Charest ne l'a pas lu.