Parmi les personnes qui ont déjà mis les pieds dans les ruelles du Downtown Eastside de Vancouver, y en aura-t-il une seule pour condamner le jugement rendu hier par la Cour suprême?

J'en doute.

En 1993, on y ramassait chaque semaine quatre personnes mortes de surdose. Dans ce quartier, 80% des 4600 adeptes de drogue injectable ont l'hépatite C.

Comme les choses allaient de mal en pis, en 1997, il a fallu déclarer «l'état d'urgence en santé publique».

Voilà d'où vient Insite, ce centre d'injection supervisée, ouvert 18 heures sur 24, où les gens apportent leur dose, se piquent et restent un peu sous supervision médicale. Il n'y a jamais eu de surdose. Les policiers appuient le projet. Tous les politiciens locaux aussi. Les gens d'affaires. La province.

Mais pas le gouvernement Harper.

C'est un endroit où la possession de drogue n'est pas un crime, en vertu d'une exemption accordée par le ministre de la Santé en 2003.

La loi permet en effet de telles exemptions pour des raisons de recherche ou médicales.

Mais quand les conservateurs sont arrivés au pouvoir, cette exemption a été remise en question.

Pour le gouvernement Harper, il s'agit non pas d'un enjeu de santé, mais d'une question morale.

Les gens d'Insite ont réussi à prolonger l'exemption en se rendant devant les tribunaux. Un juge, puis la Cour d'appel de la Colombie-Britannique leur ont donné raison.

Et hier, à l'unanimité, la Cour suprême a confirmé ces jugements et ordonné au ministre d'accorder l'exemption.

Le jugement est rédigé par la juge en chef Beverley McLachlin, qui a résidé longuement à Vancouver. Elle sait de quoi elle parle lorsqu'elle écrit que «bien des Canadiens seraient horrifiés des conditions de vie qui y règnent».

Il s'agit d'un problème de droits fondamentaux. En refusant l'exemption, le gouvernement fédéral viole le droit à la vie et à la sécurité des usagers de ce centre.

Certes, le ministre a discrétion pour accepter les projets de recherche admissibles à l'exemption.

Mais encore faut-il qu'il exerce cette discrétion conformément aux objectifs de la loi sur la santé.

Ottawa invoquait un argument moral: que ceux qui commettent des crimes en subissent les conséquences, où qu'ils soient sur le territoire.

Le gouvernement craint que n'importe qui obtienne une exemption, du moment qu'il enfreint la loi avec régularité et persistance. Une sorte de constitutionnalisation du fait accompli qui bouleverserait tout l'édifice juridique.

Cette théorie ne tient pas la route. Insite n'est pas une piquerie improvisée. Ce centre est le fruit de la coopération de tous les ordres de gouvernement et de la police. Il est surveillé de près et étudié.

Mais encore faut-il comprendre la différence entre la drogue «récréative» et la dépendance profonde.

Insite est tout sauf un endroit pour faire la fête. C'est une solution de rechange à la ruelle. Un lieu pour obtenir une seringue propre au lieu d'utiliser celle du voisin qui a le sida. Et de l'eau propre plutôt que celle des flaques. Un endroit impeccable (que j'ai visité), qui sent l'alcool à friction et où l'on essaie d'aider les gens à s'en sortir en les dirigeant vers diverses ressources.

Mais surtout un endroit où l'on est satisfait de juste sauver des dizaines de vies par mois.

La décision de la Cour suprême paraît audacieuse, en ce qu'elle semble trancher dans un choix politique.

Mais elle ne fait que rappeler des principes bien établis: le pouvoir d'un ministre n'est pas illimité; il doit être utilisé rationnellement, selon les objectifs de la loi.

Or, tous les indicateurs de santé pointent dans la même direction: ce programme a eu des effets bénéfiques majeurs et, selon la police de Vancouver, il n'a eu aucun effet négatif.

Il n'est donc pas permis de mettre en jeu la vie et la santé des gens pour des motifs moraux ou idéologiques étrangers à la loi.

Mais comptez sur les conservateurs pour se plaindre de ce que les juges tentent d'imposer leur idéologie «progressiste».

C'est en effet exactement le genre de jugement qui enrage l'école de Calgary. Il ne fait pourtant que rappeler le ministre à ses obligations, au sens premier de la loi: protéger la santé.

Au moment où le gouvernement s'apprête à nommer deux juges ontariens à la Cour suprême, ça promet d'ajouter du piquant aux discussions.

Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca