Il y a plusieurs bonnes raisons de ne pas aimer les commissions d'enquête. Elles coûtent cher. Elles ont tendance à s'éparpiller. Elles écorchent des réputations.

Mais tant qu'à en faire une, faites-en une vraie!

Ce que Jean Charest a présenté hier témoigne moins d'un souci de préserver la preuve que d'une peur d'éclabousser tout un milieu d'affaires et politique.

Car il est faux de prétendre que les commissions d'enquête empêchent de faire accuser des témoins.

Seulement pour la commission Gomery, on compte CINQ témoins ayant par la suite fait l'objet d'une condamnation par une cour criminelle: Guité, Coffin, Brault, Gosselin et Lafleur.

Bien gérée, il n'y a aucune raison de penser qu'une commission d'enquête sabote le travail policier.

Pourquoi le ferait-elle? La juge France Charbonneau, qui s'est frottée au crime organisé et désorganisé pendant 25 ans comme procureure (80 procès de meurtre, dont Maurice Boucher), ne serait certainement pas du genre à torpiller des enquêtes.

Historiquement, les commissions d'enquête travaillent en coordination avec la police.

Il y a bien des moyens de protéger la preuve d'une enquête. Des ordonnances peuvent être rendues, des huis clos temporaires demandés dans des cas limites.

Bref, une commission d'enquête, même si elle poursuit un objectif différent, peut et doit travailler sans nuire aux enquêtes policières.

En 2009, l'enquêteur à la retraite Clément Bourdon, spécialiste de la pègre, me vantait les mérites de la Commission d'enquête sur le crime organisé (CECO):

«Si vous saviez le nombre de propriétaires d'entreprise que j'ai réussi à convaincre de venir témoigner à la CECO, vous n'en reviendriez pas. Ils étaient dans leur coin, ils avaient peur. Mais là, ils n'avaient pas le choix, en même temps, ils se sentaient plus en sécurité, ils n'étaient pas isolés, ils étaient nombreux. Ils étaient tout d'un coup enclins à dire des choses. Il n'y a pas eu de représailles dans 99,9% des cas.

«La CECO a carrément déstabilisé le milieu criminel, j'en ai été témoin. Le crime organisé se sentait surveillé, ils étaient moins arrogants, et les gens parlaient plus. Ç'a été un bon nettoyage.»

Depuis longtemps, la Cour suprême a reconnu que la comparution forcée d'une personne devant une commission d'enquête n'empêche aucunement le dépôt d'accusations criminelles contre elle.

Non pas qu'il n'y ait pas des problèmes et des risques de collision. Mais prétendre que c'est un empêchement, c'est entretenir une légende un peu commode.

Contrainte et immunité: pourquoi?

La question du huis clos, elle, est un faux problème. Toutes les commissions d'enquête rencontrent des témoins en privé pour se préparer, voir ce qu'ils ont dans le ventre, négocier et parfois faire pression sur eux. C'est correct et nécessaire.

Par ailleurs, aucune commission d'enquête n'a le droit de conclure à une responsabilité criminelle ou civile - les règles de preuve étant bien différentes. Rien de différent ici.

Les problèmes de la demi-commission annoncée hier sont ailleurs. Et ils sont énormes.

Premièrement, le décret prévoit que la commission ne pourra pas accorder d'immunité pour les témoins.

Pourquoi accorde-t-on l'immunité aux témoins? Pour qu'ils n'aient pas peur de dire la vérité. Pour qu'ils ne craignent pas d'être poursuivis pour ce qu'ils disent. Que ce soit au civil pour atteinte à la réputation, ou au criminel, s'ils s'incriminent - sauf en cas de parjure.

La logique de cette immunité, en droit criminel, est que personne n'est jamais obligé de témoigner contre lui-même. Un suspect ou un accusé a droit au silence. On ne pourrait pas contourner ce droit en forçant quelqu'un à parler en cour, pour ensuite utiliser cette déclaration contre lui.

Donc: on contraint quelqu'un à témoigner, mais en échange, on l'assure que ce qu'il dira ne pourra servir de preuve contre lui.

Ça ne veut pas dire qu'il a une immunité POUR LE CRIME. C'est contre l'utilisation de son TÉMOIGNAGE qu'il est «immunisé».

Si un témoin avoue un crime, on peut quand même l'en accuser... mais pas avec son témoignage. Il faut une preuve indépendante.

Ce qu'on veut ici, en principe, c'est faire la lumière sur des pratiques occultes. La corruption est un crime sans victime visible: il se fait entre un corrupteur et un corrompu. Aucun des deux ne veut parler, puisqu'il participe au crime. Les victimes sont les concurrents floués et les contribuables... mais ils n'ont rien vu.

Ça prendra donc un jour des gens qui parlent de choses qu'ils sont 1) forcés de dire et 2) protégés pour les dire.

Qui sera assez inconscient pour aller témoigner contre soi-même, ou des fonctionnaires corrompus ou des criminels sans la moindre protection juridique?

Avec risque de se faire poursuivre par tel dirigeant d'une firme de génie-conseil qui a ouvert un compte en banque en Suisse pour un élu? Merci la commission!

Et si quelqu'un se fait dénoncer injustement, il se sentira obligé d'aller se défendre. Mais il n'aura pas d'immunité: danger! Donc, mal pris s'il se tait, mal pris s'il veut parler.

C'est contraire à toutes nos traditions judiciaires.

Que restera-t-il, alors?

On recueillera des témoignages anonymes, donc impossibles à contester en public, et par conséquent on ne nommera personne?

On parlera de «stratagèmes». On fera venir un expert belge sur les appels d'offres?

Oh, ce ne sera pas forcément inutile. Il en sortira peut-être des constats et des recommandations. Mais avec Duchesneau, on en a déjà quelques lignes...

Aucune firme, aucun politicien, aucun fonctionnaire ne seront nommés. Personne blâmé.

Appelez ça comme vous voudrez. Ce n'est pas une commission d'enquête.