Deux ans et demi après «le problème», Mohammad Shafia transpire la colère plus que la tristesse.

«Le problème», c'est la mort de ses trois filles, Zainab, Sahar et Geeti, mortes noyées avec sa première femme, Rona, dans les écluses de Kingston.

Et la colère, c'est celle de ce père «trahi» par des filles pleines de «cruauté».

Le chef du clan Shafia s'est présenté non seulement comme un innocent, mais aussi comme une victime de ses enfants.

Il n'était pas obligé de témoigner pour sa défense.

Mais ses conversations privées, enregistrées par la police trois semaines après l'événement, sont tellement violentes et pleines de rage...

Il est venu tenter de convaincre le jury que ce ne sont pas les paroles d'un assassin, mais d'un père blessé.

***

C'est un homme relativement petit (1,65 m), qui parle d'une voix aiguë. Il a 59 ans, mais en paraît 10 de plus. À intervalles réguliers, il jette au jury un regard furtif de ses yeux creux, moins pour leur parler que pour mesurer ses effets.

Né à Kaboul, devenu commerçant prospère, il a fui l'Afghanistan en 1992 quand les talibans sont arrivés au pouvoir.

«Ils fermaient les écoles pour les filles, ils étaient contre les femmes», a-t-il dit.

Comprenez que lorsqu'il se dit «libéral», ce n'est pas au maire de San Francisco qu'il se compare. C'est au groupe le plus obscurantiste de la planète.

Dans le Kaboul de 1992, le contraste était tel qu'il se sentait en danger.

Lui n'est qu'un musulman «comme un autre, normal», dit-il. Ses deux femmes n'ont pas porté le voile. Pour ses filles, il dit qu'il n'insistait pas.

Mais débarqué dans le Montréal de 2007, ce «libéral» avait perdu ses repères.

À l'écouter, c'était l'homme le moins contrôlant. «Jamais» il ne disait à ses filles comment s'habiller, dit-il.

Et pourtant, trois semaines après la mort de ses filles, il trouve une photo de Sahar en minijupe au bras d'un amoureux. Il devient furieux.

Lui qui venait de nous dire qu'il ne se souciait pas de leur tenue vestimentaire avouait maintenant qu'il n'en croyait pas ses yeux devant une tenue si dévergondée - qui passerait inaperçue pour le Montréalais moyen.

Le libéralisme a ses limites.

On les a nourries, on les a emmenées au parc, je leur ai donné de l'argent chaque fois qu'elles en voulaient, pourquoi elles nous ont fait ça? À nous?

«Elles ont été tellement cruelles avec moi», a dit Mohammad Shafia devant une salle stupéfaite.

Il dit qu'il dormait pendant que la voiture plongeait dans l'eau du canal Rideau.

Il n'empêche qu'en effet, il en voulait à ses filles.

C'est peut-être pour ça qu'il n'a pas donné l'impression d'un homme qui souffrait de cette perte immense. Mais davantage d'un homme insulté, victime de l'ingratitude de ses enfants. Dépossédé de sa fierté comme de ses enfants, qu'il aimait pourtant «comme [lui]-même».

***

C'est peut-être moins les minijupes de ses filles que leurs copains qui enrageaient le père Shafia.

Zainab, l'aînée, est tombée  amoureuse d'un «garçon pakistanais». Il était musulman, mais n'avait pas un sou, buvait et ne travaillait pas.

Un mauvais garçon qui la rendra malheureuse et qui rendra toute la famille malheureuse, a-t-il dit.

Il y a pire que d'épouser un mauvais garçon: sortir avec sans être mariée.

«Quand elle est mariée, ce n'est plus la responsabilité du père; elle se promènera nue si ça lui chante, ce sera son mari le responsable.»

Elle peut choisir son mari contre son avis, mais au moins, il aura agi selon son devoir.

Sauf qu'ainsi, c'est toute la réputation de sa famille, la sienne en particulier, qui se trouve abîmée.

Car dans la vie de famille selon Mohammad Shafia, l'homme est le gardien de la loi et de l'honneur.

Tout ça est fini depuis le 30 juin 2009.

«Elles ne se sont pas seulement tuées, elles nous ont tués aussi, a-t-il dit. Ce ne sont pas seulement quatre personnes qui sont mortes, mais les dix de la famille.»

Mais lui, cette nuit-là, jure qu'il dormait.

Il n'a pas seulement dit au jury qu'il ne les a pas tuées.

Il a dit que ce sont elles qui l'ont tué.