Ian Binnie, peut-être le juge le plus influent au Canada dans la dernière décennie, a accroché son hermine à la Cour suprême au mois d'octobre.

Déjà, la Nouvelle-Zélande l'a appelé à la rescousse pour présider une commission d'enquête au sujet d'une possible erreur judiciaire.

Il en connaît un rayon sur le sujet, ayant été avocat de Guy Paul Morin, condamné par erreur pour le meurtre de sa voisine de huit ans, puis acquitté et indemnisé.

Quand on lui demande quels ont été ses jugements les plus mémorables, il répond spontanément Rafay et Burns (2001). Cette affaire a eu pour effet de déclarer la peine de mort inconstitutionnelle au Canada - même si tel n'était pas l'enjeu direct. La Cour avait interdit au gouvernement d'extrader aux États-Unis deux jeunes hommes accusés de meurtre à moins d'obtenir l'assurance qu'ils ne seraient pas exécutés.

Il a rendu des décisions importantes en matière de liberté de la presse, sans doute plus équilibrées que certains ne l'auraient prédit, vu qu'il a été longtemps avocat des médias - on doit avoir une perspective plus large comme juge, dit-il.

Il a été dissident dans l'affaire du kirpan et dans celle des succah du Sanctuaire, estimant que la Cour «dramatisait» inutilement la liberté religieuse et lui donnait une portée exagérée. Il a aussi été un critique musclé de la tendance à la commercialisation du droit, dans ses jugements comme dans ses conférences (l'homme n'est pas seulement un brillant juriste, il a un humour redoutable).

Le sujet l'enflamme d'ailleurs encore. «Quand j'ai commencé (1966), l'avocat le plus admiré à Toronto était J.J. Robinette; il facturait 500$ pour un appel. Même en dollars d'aujourd'hui, disons 3500$, on ne peut imaginer des honoraires aussi «dérisoires» pour la vedette du barreau.» Les expectatives de revenus n'étaient tout simplement pas les mêmes.

«Je n'ai pas de problème avec le fait que les avocats très spécialisés gagnent beaucoup d'argent. Mais le problème de l'accès à la justice vient de ce que les avocats ont un monopole. Si les monopolistes ne peuvent pas donner le service, ils doivent le perdre!»

«Il faut ouvrir de plus en plus la profession, ce qui commence d'ailleurs à se faire avec les «para-légaux» (techniciens en droit). On verra peut-être des filiales à rabais ouvrir, comme dans le transport aérien. Mais le problème d'accès est le plus grave défi de la justice.»

Le grand théâtre

À 72 ans, il a décidé de quitter le «grand théâtre» de la Cour suprême.

«L'attente, les grandes portes qui s'ouvrent, l'huissier qui dit: «la Cour!» Les juges qui s'avancent... Quand j'étais avocat, je trouvais ces moments suprêmement enivrants. Quand on est juge, c'est une journée de travail comme une autre... On est davantage un spectateur. Mais j'ai adoré ces échanges avec les avocats», confiait-il dans une entrevue, lors d'un passage à Montréal au début du mois.

On n'est plus tout à fait maître de son travail, quand on siège à neuf.

Bien sûr, chaque juge est libre d'écrire sa propre opinion et ses propres motifs. Mais après des années où, sur des questions difficiles, la Cour suprême s'est divisée, on a senti depuis l'arrivée de la juge en chef Beverley McLachlin (en 2000) un désir de parler de manière cohérente dans les causes névralgiques.

«Je dois négocier mon opinion avec huit autres personnes. Rares sont mes opinions qui ne sont pas corrigées ici ou là par un collègue. C'est laborieux, mais c'est ce qui donne de l'impact aux jugements de la Cour suprême: la force du nombre. La dissidence est un signe de défaite.»

«Quand je suis arrivé à la Cour suprême, le juge en chef (Antonio Lamer) nous demandait notre opinion tout de suite après l'audition en commençant par le plus jeune. Il demandait le vote.»

Sa première cause a été le renvoi sur la sécession du Québec. Disons que ça commençait raide.

Maintenant, on procède à l'inverse. On se réunit après l'audition et la juge en chef soulève différentes questions, mais en évitant que les juges se prononcent trop rapidement. Et seulement deux semaines plus tard, elle désigne celui qui écrira l'opinion de la Cour.

Le style

Lui qui se distingue par la clarté de son écriture et son sens pratique admire pourtant des juges au style touffu comme Jean Beetz et Ivan Rand (auteur de la formule du même nom).

«Il y a une telle profondeur de pensée chez Beetz, qu'en lisant le même jugement pour la sixième fois, j'y découvre de nouvelles idées. J'apprends des choses. Mais je n'essaie pas d'écrire comme ça, j'écris pour la profession, pas pour les universitaires. Les avocats n'ont pas le temps de lire 60 pages de Jean Beetz. Il faut qu'on comprenne clairement ce que j'ai dit, d'accord ou non.»

Quand on lui demande sa plus grande déception, il répond, après hésitation: «peut-être l'affaire Chaoulli». La majorité avait dit que l'interdiction d'acheter de l'assurance santé privée était une violation du droit à la vie. Il était dissident. «C'est souvent la façon dont vous posez le problème qui en décide. Pour moi ce n'était pas une question de droits fondamentaux. Il s'agit du programme social le plus important au Canada.» Il ne croyait pas que la Cour puisse décider de la manière de réduire les listes d'attente dans les hôpitaux.

Ce qu'il retient de ses 14 années à la Cour?

«Je suis impressionné par la décence fondamentale de la population. Les gens absorbent les changements avec une rapidité extraordinaire. Prenez le mariage gai. Ce fut une controverse immense. Qu'en reste-t-il?»

Il participera encore à une demi-douzaine de jugements à rendre d'ici avril. Après quoi il retournera comme éminence grise dans un bureau de Toronto.

M'est avis que son oeuvre et sa manière lui survivront.

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