Quand Fredy Villanueva a été abattu par un policier, le 9 août 2008, tous les témoins civils ont été isolés. Ils ont été interrogés le soir même par les policiers de la Sûreté du Québec.

N'importe quel enquêteur vous dira qu'il faut rencontrer les témoins le plus vite possible. Sans qu'ils puissent se consulter: on ne veut pas qu'ils arrangent leurs versions.

N'importe quel enquêteur vous le dira... À moins qu'il ne soit en train d'enquêter sur un policier.

Car dans l'affaire Villanueva, les policiers de la Sûreté du Québec n'ont pas demandé à rencontrer les policiers impliqués.

Ils «préféraient» obtenir leur rapport de l'événement pour se préparer, et éventuellement les confronter à leur version écrite.

La policière Stéphanie Pilotte a rendu son rapport de l'événement six jours plus tard. Le policier qui a fait feu, Jean-Loup Lapointe, l'a remis un mois après l'événement.

Les enquêteurs ont lu tout ça et jugé qu'ils n'avaient pas besoin de rencontrer l'agente Pilotte.

Quant à l'agent Lapointe, quand les enquêteurs ont demandé à le voir, il a exercé son droit au silence, comme toute personne visée par une enquête criminelle.

Non seulement la loi ne prévoit aucun délai obligatoire pour les rapports d'événements que les policiers québécois doivent rédiger.

Mais quand vient le temps d'enquêter, les policiers impliqués dans un événement sont un peu plus égaux que les autres témoins.

Ils sont traités comme des collègues dans une fâcheuse position plutôt que des sujets d'enquête - ne parlons même pas de suspects.

Personne n'est isolé, tout le monde peut se consulter à qui mieux mieux. Et au bout du compte, les enquêteurs ne les rencontreront peut-être même pas!

Je ne suis pas en train de dire qu'il y avait matière à accuser le policier Jean-Loup Lapointe devant la cour criminelle.

Je dis simplement ceci: qu'on ne s'étonne pas de voir les familles des gens abattus par la police se plaindre du manque de sérieux de ces enquêtes.

On a fabriqué un système qui manufacture le silence et la complaisance.

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En Ontario, les policiers impliqués dans une fusillade sont tenus de rédiger des «notes» avant la fin de leur quart de travail.

Le hic, c'est que les policiers impliqués dans un événement où un citoyen est tué ou blessé ont pris l'habitude de faire deux séries de notes.

Une première version, brouillon, revue par un avocat. Et une deuxième, polie par ce conseiller juridique, pour consommation publique - et pour donner aux enquêteurs.

Un avocat de Toronto recommandait par exemple aux policiers de rester vagues quant au nombre de coups de feu qu'ils avaient tirés.

En novembre, la Cour d'appel de l'Ontario a surpris les policiers de la province en disant que cette pratique va à l'encontre des règles d'enquête et doit immédiatement cesser.

Un policier, après consultation de son avocat, aura tendance à fournir une explication juridiquement acceptable de son comportement et à arranger les faits, a écrit la Cour d'appel. Le plus haut tribunal ontarien a ainsi donné raison à deux familles de deux hommes atteints de troubles mentaux tués par des policiers (les drames de la rue se ressemblent, à Toronto et à Montréal).

Un carnet de notes, ou un rapport, s'il est fabriqué à l'aide d'un conseiller ou remis des jours après l'événement, n'a plus aucune valeur. C'est censé être un compte rendu autonome, fait à chaud.

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Certaines choses ont changé depuis la commission Poitras (1999). Les policiers ont une obligation de dénoncer les agissements criminels des collègues et de collaborer aux enquêtes déontologiques et criminelles. Les policiers condamnés au criminel perdent automatiquement leur poste.

Mais la résistance demeure. La commission recommandait par exemple de mettre fin au droit au silence des policiers en matière déontologique. Les professionnels sont obligés de répondre aux questions de leur syndic. Les policiers, eux, peuvent refuser de répondre à un enquêteur en déontologie. La loi est demeurée inchangée.

Ça ne changerait rien dans une enquête criminelle, comme Villanueva ou Mohammadi, cet homme abattu la semaine dernière dans le métro. Mais cela illustre la difficulté de percer le silence policier.

Il n'est pas inutile de rappeler que la commission Poitras a été déclenchée après la découverte de parjures et de fabrication de preuve par des policiers qui voulaient «améliorer» leur cause contre des membres du crime organisé - le clan Matticks. Ce n'était pas un cas d'utilisation de la force. Mais l'enquête interne s'était heurtée à des manoeuvres de blocage et d'intimidation syndicale telles qu'il a fallu une commission d'enquête publique.

C'était déjà, il y a 13 ans, le cinquième rapport en 12 ans sur la difficulté et le manque de crédibilité des enquêtes sur la police.

Bien peu a été fait et les timides réformes proposées par Québec ne changeront pas grand-chose. Les enquêtes seront «surveillées» et commentées au ministre, mais rien ne forcera à les diriger autrement.

Et si les enquêteurs trouvent normal de ne pas rencontrer un policier impliqué dans un événement, ou d'attendre son rapport pendant quatre semaines, il n'y aura personne pour les faire changer d'avis.

Hier, je parlais du manque de transparence. Aujourd'hui du silence et de la complaisance. Demain, j'aborderai les possibles solutions.