L'homme s'est avancé devant le juge Alain Michaud et a réclamé la lune.

Il ne se chicanait avec personne. Déjà, ça change un peu de l'ordinaire de nos palais de justice.

Qui poursuivait-il? Personne, voyons. Il n'y a personne à poursuivre quand on veut la lune. Elle a beau être visitée régulièrement par les astronautes, les écoliers et les députés, elle n'appartient à personne, tout le monde sait ça. Il était seul. Contre personne.

«S'il y avait un intimé, ce serait Dieu mais il n'est pas tangible et pas inévitable comme intimé», a-t-il dit avec raison au juge Michaud.

L'homme de Sainte-Euphémie ne manquait pas d'ambition. Il a demandé au juge Michaud de le déclarer également propriétaire et administrateur unique de toutes les planètes du système solaire à part la Terre, plus l'espace qui les sépare.

On allait enfin avoir un débat qui volerait très, très haut. Depuis les luttes constitutionnelles fédéralistes de Guy Bertrand, on n'avait pas vu grand-chose d'aussi flyé au palais de justice de Québec.

Mais le juge Michaud a rejeté l'affaire le 22 février, vu qu'elle n'avait manifestement «aucun fondement juridique».

L'homme n'en était pas à sa première tentative. Il est connu depuis longtemps à Québec, où il a produit une trentaine de poursuites depuis 10 ans. Il a déjà été déclaré «plaideur quérulent» contre les gouvernements du Québec et du Canada, ce qui l'empêche de les poursuivre sans autorisation du juge en chef.

Cette dernière tentative surpassait cependant toutes les précédentes. Le juge Michaud a donc rayé l'homme du rang des demandeurs devant la Cour supérieure, peu importe la demande, sauf s'il obtient une permission du juge en chef.

Qui donc va administrer toutes ces planètes, maintenant, je vous le demande?

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L'affaire a fait des gorges chaudes dans le milieu juridique.

Au-delà de l'insolite, le juge Michaud a rendu une décision parfaitement bien fondée. Comme il dit, il est «inacceptable» qu'un homme «utilise le système de justice à mauvais escient en gaspillant de cette façon le temps et les énergies des divers intervenants, alors que l'ensemble des justiciables a besoin du plein accès à ces précieuses ressources».

Voilà en effet une vérité incontestable: le temps de la cour est précieux, les besoins sont criants, les gens veulent avoir accès à la justice, on n'a pas de temps à perdre avec des gens qui ne poursuivent personne et qui réclament la lune.

On est tous d'accord.

Je ne peux toutefois m'empêcher de sentir une sorte de plaisir judiciaire dans l'étalage détaillé de l'extravagance de cette requête astronomique. Une sorte de «non, mais ça s'peut-tu?» judiciaire un peu appuyé.

J'aimerais lire cette saine indignation quant à l'utilisation abusive du système de justice dans les cas ordinaires et quotidiens de gaspillage et de perte de temps. J'aimerais être convaincu que tout le système judiciaire est obsédé par le «plein accès à ses précieuses ressources», pas seulement quand on lui demande la lune.

Quand, chaque jour, on permet encore la multiplication des interrogatoires, des expertises, et de toutes sortes de procédures à peu près inutiles, c'est qu'on n'est pas totalement et unanimement obsédé par l'accès à la justice, comme on ne manque jamais de nous le répéter.

Simplement, quand ce gaspillage est calfeutré dans le jargon élégant des plaideurs, quand il se fait entre membres du barreau, quand ce n'est pas de Saturne qu'il est question, mais de luttes commerciales ou du droit de contre-interroger un expert jusqu'à la prochaine année bissextile, ça ne paraît pas trop.

En somme, quand les abus sont faits avec la bonne technique entre professionnels, ils sont invisibles.

Ils devraient pourtant être pourchassés, débusqués, dénoncés sans relâche.

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Tout n'est pas noir et depuis déjà plusieurs années, les initiatives se multiplient pour simplifier la justice et pour favoriser les règlements. Les juges formés à la médiation, les conférences de règlement, la gestion des instances, tout ça témoigne d'une volonté de mettre de l'ordre dans la justice civile.

Le gouvernement du Québec a finalement soumis l'automne dernier une réforme complète de la procédure civile.

On n'en parle guère parce que le sujet n'est pas très sexy. Mais favoriser l'accès aux tribunaux et en simplifier le fonctionnement est une tâche d'une certaine urgence démocratique.

Si cette réforme est mise en oeuvre, la justice sera un peu plus au service des gens.

En attendant, ne riez pas de l'homme qui voulait la lune. Il n'a été qu'une poussière dans le gaspillage du temps de la justice.

Et lui au moins, il a fini sa requête en disant «merci».