Il y a deux sujets dans cette histoire. Le premier: faut-il légaliser les bordels? Le second: qui des juges ou des parlementaires doit en décider?

Pour une affaire aussi controversée, on peut s'étonner que les cinq juges de la Cour d'appel de l'Ontario qui l'ont entendue aient été d'accord sur l'essentiel. À l'unanimité, ils ont conclu que l'interdiction de tenir une «maison de débauche» et de «vivre des fruits de la prostitution» doit être invalidée.

Ils déclarent invalide un article du Code criminel (sur les maisons de débauche) et donnent un an au Parlement pour le récrire.

Mais ils ne s'arrêtent pas là. Ils font ce que fort peu de juges ont fait depuis l'adoption de la Charte canadienne il y a 30 ans: ils ajoutent des mots à un autre article pour le rendre valide.

Ainsi, on pourra vivre des fruits de la prostitution «sauf si c'est dans un contexte d'exploitation». Ils pensent ainsi barrer la route à la légalisation du métier de proxénète, mais veulent permettre aux prostituées d'embaucher du personnel de sécurité. D'ailleurs, sauf suspension par la Cour suprême, cette mesure entrera en vigueur dès le 25 avril.

En effet, c'est en plaidant le droit à la vie et à la sécurité que les prostituées ont convaincu les juges.

Interdire les maisons de débauche rend un métier dangereux encore plus dangereux, concluent les juges de la Cour la plus influente au pays - après la Cour suprême.

Pourquoi? Parce que cela incite les prostituées à faire leur métier dans la rue, sans sécurité.

Seul point de désaccord: à trois contre deux, les juges maintiennent la validité de l'infraction de communiquer à des fins de prostitution.

On peut s'en étonner, puisque, selon la même logique, cette interdiction rend plus difficile la sélection sécuritaire des clients, en forçant les prostituées à se dépêcher de conclure une entente avant que la police arrive. Mais la majorité juge que la tranquillité des communautés justifie une telle interdiction.

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Est-ce que vraiment cela changera la vie des prostituées? Ça me semble très naïf de le penser. Peut-être le crime organisé n'aura-t-il que la vie plus facile.

Ce monsieur qui suit la fille partout et qui compte son argent, est-ce un «pimp» ? Mais non, c'est un agent de sécurité, monsieur le juge! Et ce bordel légal, appartient-il à la mafia ou à cette dame? N'en est-elle que le prête-nom?

On n'éradiquera pas la prostitution de rue ni l'exploitation des femmes avec des mesures comme ça.

Ce n'est pas nécessairement parce qu'elles ne peuvent pas travailler dans un bordel que des filles font le trottoir. C'est parce qu'il y a un marché pour ça, que des clients ne veulent pas autre chose qu'une passe dans l'endroit de leur choix, et que ces filles-là n'ont pas tellement d'options.

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Bref, le rapport de cause à effet entre les interdictions du Code criminel et la violence faite aux prostituées ne me paraît pas clair du tout. Et je doute que de récrire la loi comme le veut la Cour changera quoi que ce soit.

Il ne suffit pas de dire que la violence est «inhérente» au métier, comme le plaidait le procureur général du Canada. Si, par des effets pervers, la loi aggrave cette violence, on peut la déclarer invalide.

Le problème, c'est qu'on ne peut pas vraiment nous convaincre que la solution judiciaire est la meilleure, ou la seule, pour faire face à ce problème.

Et quand cette démonstration ne peut pas vraiment être faite, c'est qu'on entre sur le terrain de l'opportunité politique. Qu'est-ce qui vaut le mieux, comme politique sociale? Les pays qui ont légalisé la prostitution ont pris toutes sortes de chemins - aller-retour des fois. C'est le métier des politiciens.

L'an dernier, j'ai applaudi la décision de la Cour suprême dans l'affaire du site d'injection supervisée Insite, de Vancouver: les juges ont forcé Ottawa à y permettre la possession de drogue.

C'est un cas qui est proche parent. Mais les données sont claires, l'expérience est circonscrite, le milieu soutient ce centre de santé et on peut montrer une relation de cause à effet chiffrée entre l'arrivée de ce centre et la diminution des morts et des surdoses.

Dans le cas de la prostitution, phénomène vaste et multiforme, c'est loin d'être le cas. Et les juges ne sont pas les mieux placés pour y trouver des remèdes.