Dans un procès pour meurtre, la poursuite n'a jamais à faire la preuve du mobile de l'accusé.

Pourquoi l'a-t-il fait?

Question fort intéressante, mais à laquelle l'accusation n'est pas tenue de répondre. Ce qui compte d'abord, ce sont les faits prouvables avec un degré raisonnable de certitude, qui établissent les éléments de l'infraction criminelle.

Les motivations psychologiques d'un assassin sont en effet assez secondaires quand on le prend en flagrant délit.

Mais quand on ne dispose que d'une preuve indirecte, circonstancielle, la preuve d'un mobile peut devenir très importante. En prouvant que l'accusé avait des motifs (bien à lui) de se débarrasser de la victime, la poursuite peut étoffer sa cause et convaincre le jury.

C'est pour ça que le procès Shafia portera beaucoup sur la question du «crime d'honneur»: il ne semble pas y avoir de témoin direct à la disposition du ministère public.

Et comme c'est une première canadienne, et une rare exposition judiciaire occidentale de ces crimes, ce procès prend une dimension internationale.

Rarement pourra-t-on parler plus justement de «choc des civilisations» - si c'est bien de cela qu'il s'agit, car les accusés nient toute implication dans cet «accident» fatal.

La preuve, en effet, n'est pas encore connue et il faut être prudent. Mais dès le départ, la police n'a pas écarté la possibilité d'un «crime d'honneur». Une des femmes, ou les quatre, aurait manqué au code d'honneur tel que défini par les hommes de ce clan afghan. Ils auraient décidé de les exécuter.

Si des témoins sont appelés des quatre coins du monde, ce n'est sûrement pas parce qu'ils ont vu ce qui s'est passé ce soir-là à Kingston, il y a deux ans. C'est parce qu'ils peuvent faire la preuve de ce code et de ses conséquences.

Sans connaître la valeur de cette preuve, administrée en quatre langues, on sait donc d'avance qu'on entrera dans l'univers de cette famille afghane.

Une large porte devrait donc s'ouvrir sur ce que l'ONU a appelé «la pandémie mondiale de la violence à l'égard des femmes et des filles», dont un des plus sordides aspects est ce qu'on appelle pudiquement les «crimes d'honneur» - plusieurs contestent l'appellation, qui semble donner des circonstances atténuantes culturelles à ces assassinats; mais disons que l'aspect linguistique n'est pas le plus préoccupant.

L'ONU évalue à 5000 le nombre «répertorié» de femmes tuées au nom de l'honneur chaque année. La réalité est probablement plus sinistre. Plusieurs de ces meurtres sont déguisés en accidents et en suicides, souligne Amnistie internationale (AI). Pour la seule Jordanie, AI a dénombré 5000 victimes en 1997 - la pratique a diminué après une condamnation officielle.

Si la pratique s'observe majoritairement dans les pays musulmans (mais aussi en Inde, en Amérique latine et dans des communautés musulmanes en Occident), les condamnations de nombreux leaders religieux islamiques se multiplient. Rien dans le Coran n'autorise ces pratiques. Certains ont même lancé des fatwas contre les auteurs de ces crimes.

Sans grand succès apparemment. Ces pratiques moyenâgeuses subsistent et les tribunaux dans plusieurs pays, dans les rares cas amenés devant la justice, sont souvent d'une incroyable complaisance.

Témoignage extrait du rapport d'Amnistie internationale:

«Les gens du village sont d'accord avec la loi des hommes. Si on ne tue pas une fille qui a déshonoré sa famille, les gens du village rejettent cette famille, plus personne ne veut lui parler, ou faire du commerce avec elle, la famille doit partir! Alors...»

Cette femme a été «condamnée à mort par ses propres parents pour s'être laissé séduire par un homme qui lui promettait le mariage. Brûlée vive par son beau-frère, qui avait été chargé de s'occuper d'elle, elle a survécu par miracle.»

Ce qui est un comportement immoral punissable de mort va de l'adultère à la réception d'appels téléphoniques d'un homme, au refus de satisfaire son mari, et au fait de «s'être laissé violer par un étranger».

Si on en vient à la conclusion qu'il s'agit d'un crime d'honneur dans le procès Shafia, et si deux civilisations entrent en collision, ce sera l'occasion de dire qu'il n'y a qu'un seul droit.

Mais avant, il reste à prouver qu'il s'agit d'un crime tout court.

Pour joindre notre chroniqueur: yboisvert@lapresse.ca