Le Montréalais Aliocha Schneider interprète Jonathan, un Œdipe moderne qui chante plus qu’il ne parle, dans Music d’Angela Schanelec, une relecture très libre du célèbre mythe grec, présentée en compétition officielle mardi à la Berlinale. Pour être bien franc, j’aurais eu intérêt à m’en informer avant la projection, afin de peut-être mieux comprendre ce film aussi contemplatif qu’opaque. Et je dis bien peut-être…

Tourné pour l’essentiel dans le Péloponnèse, Music raconte le parcours tragique de Jonathan, abandonné peu après sa naissance dans les montagnes grecques, puis adopté par l’ambulancier qui l’y a trouvé. À l’âge adulte, alors qu’il est étudiant, il tue accidentellement un jeune homme et est envoyé en prison où Iro, une surveillante, s’entiche de lui.

Comme dans le mythe d’Œdipe – désolé de divulgâcher, mais quelques millénaires, je crois, me l’autorisent –, Iro n’est nulle autre que sa mère. Et le jeune homme qu’il a tué, son père. Ce que Jonathan ignore, bien sûr.

Aliocha Schneider est au cœur de ce récit beaucoup moins clair qu’il n’y paraît à la description du synopsis. En effet, il faut un sens de l’observation particulièrement aiguisé pour deviner qu’il incarne à l’âge adulte ce bébé abandonné. C’est le jeu auquel nous convie Angela Schanelec, Ours d’argent de la meilleure réalisation à la Berlinale de 2019 pour J’étais à la maison, mais

La cinéaste joue avec le temps, en brouillant les pistes et en multipliant les ellipses. Le style des voitures se modernise vaguement pendant le film, les manières d’écouter la musique aussi (le bon vieux magnétophone à cassettes). Il n’y a qu’un match de la Coupe du monde de l’Italie (en 2006) pour donner un autre indice temporel aux initiés. Ce que ne font pas les jeans taille haute, revenus à la mode.

La plupart des personnages, à l’exception de Jonathan, n’ont pas pris une ride. L’incandescente Agathe Bonitzer, révélée dans les films de son père Pascal et de sa mère, Sophie Fillières, interprète Iro. Or, l’actrice n’a que 33 ans, c’est-à-dire quatre ans de plus qu’Aliocha Schneider.

« Au début, je me disais qu’Agathe était trop jeune pour le rôle et je n’ai pas osé le lui proposer. Mais l’envie de travailler avec elle a eu le dessus », a expliqué mardi Angela Schanelec en conférence de presse. Il est vrai qu’Agathe Bonitzer et Aliocha Schneider ont un faciès qui se ressemble et qui leur donne un vague air de famille. Mais si ce genre de convention – des acteurs du même âge qui jouent une mère et son fils – est monnaie courante au théâtre, il est plus rare au cinéma.

À la décharge de la cinéaste allemande, son film n’épouse pas le moindrement les codes narratifs habituels. Elle impose d’emblée ceux de la tragédie grecque – le jeu stoïque et placide des acteurs est résolument théâtral – dans cette succession de plans fixes mettant en scène des personnages souvent immobiles. Music est un film d’ambiances indolentes et de longs silences.

Aliocha Schneider ne prononce pas un seul mot pendant les 30 premières minutes du film et le reste de ses répliques se comptent sur les doigts d’une main, pour l’heure et quart qui suit. C’est par la musique et par ses chansons que son personnage de Jonathan s’exprime. La musique lyrique a été écrite pour le film par le compositeur canadien Doug Teilli, et les chansons sont de Schneider lui-même. Aliocha, comme Agathe Bonitzer, vient d’une famille d’acteurs, mais c’est aussi un auteur-compositeur-interprète.

Le Québécois était en quelque sorte, selon Angela Schanelec, la pièce maîtresse de son film. Elle cherchait un acteur qui puisse aussi chanter et composer de la musique.

« La musique est comme un autre langage, pas seulement verbal. Le protagoniste commence à s’exprimer par la musique. Comme Œdipe, elle lui permet de vivre », dit la cinéaste de 61 ans, qui a cherché pendant un an l’interprète idéal pour le personnage de Jonathan avant qu’on lui envoie la musique d’Aliocha. « La distribution est très importante pour moi, ajoute-t-elle. Quand j’ai entendu sa musique, je me suis dit : c’est fantastique ! Je pense que ça pourrait marcher. »

Elle connaissait le musicien, mais pas encore l’acteur. « J’ai contacté Aliocha, je l’ai rencontré à Toronto et on a décidé de faire le projet ensemble. Il m’a envoyé des chansons sur lesquelles il travaillait, en plus de celles que je connaissais. C’était clair pour moi qu’il allait chanter. »

Le personnage de Jonathan écoute de la musique baroque (Monteverdi, Bach, Pergolesi) que lui enregistre sur des cassettes Iro et chante dans sa cellule. « J’étais à Montréal et j’ai travaillé sur la musique avec Doug, explique Aliocha. Il composait des mélodies flottantes, avec des voix haut perchées. Le personnage aussi est flottant. »

Pour interpréter ce personnage abîmé par la vie, dit-il, il s’est laissé porter par la direction d’acteurs d’Angela Schanelec, dont il ne connaissait pas auparavant le cinéma (le plus récent film de la réalisatrice, primé à Berlin, est celui qui l’a vraiment révélée en Amérique du Nord). « Je suis venu à Berlin et j’ai été séduit par sa façon de travailler », dit Aliocha Schneider.

Un ovni dans la compétition berlinoise, Music est un film énigmatique, atmosphérique, mélancolique, poétique, austère, abstrait et franchement exigeant. On peut facilement se perdre dans ses ellipses, mais difficilement y rester indifférent, il me semble. Par ses plans qui s’étirent indûment, Angela Schanelec veut peut-être évoquer le temps suspendu de ce mythe antique. Ou pas. Allez savoir…