« Il était temps pour moi de mettre de côté les tactiques que j’ai toujours utilisées pour faire dévier les questions », confie Lucien au sujet du tournage de Francœur : on achève bien les rockers, le road documentaire dans lequel sa fille Virginie désanctifie son père en lui rendant le plus courageux des hommages, celui de dévoiler les bleus au cœur de l’homme sensible derrière le mythe.

Dans la cuisine de son condo, Virginie Francœur dépose son regard tendre sur son père, qui se remet de la COVID et qui, malgré l’invraisemblable résistance de sa carcasse, présente plusieurs signes d’usure.

Virginie qui maquille son père avant qu’il monte sur scène, Virginie qui le cueille à la sortie du CHUM, Virginie qui lui intime de prendre soin de lui ; c’est ce même regard dont elle gratifie son bum de papa tout au long de Francœur : On achève bien les rockers, le documentaire qu’elle a coréalisé avec Robbie Hart.

Il n’était pas question de se livrer à un « simple éloge » de Lucien Francœur, précise d’emblée l’écrivaine et professeure à Polytechnique, sa fille unique, à qui l’on avoue avoir craint l’hagiographie. C’est que, même s’il a signé avec Aut’Chose trois classiques immaculés du rock québécois, et qu’on lui doit plusieurs recueils attestant de sa qualité encore sous-estimée de poète, la plus grande œuvre du Lucien d’Amérique demeure le personnage qu’il a échafaudé, et qui rend l’accès à l’homme difficile, voire impossible.

Bande-annonce de Francœur, on achève bien les rockers

« J’suis rongé par mon mythe », proclamait-il en 1975 dans Le freak de Montréal, une phrase prophétique, le vrai Francœur s’étant peu à peu enseveli sous mille couches d’automythifications.

Mille couches que Virginie sera parvenue à décaper avec autant d’amour que de patience, en s’autorisant, sous l’œil de la caméra, à lui poser et à lui reposer la même question, comme elle le fera au cours de notre propre entrevue. Elle échange chaque fois un regard entendu avec le journaliste, pendant que Lucien, les yeux fermés, médite sa prochaine tentative d’esquive.

Lucien appréhende-t-il le visionnement du documentaire, qu’il n’avait toujours pas vu au moment de notre rencontre ? « Je n’ai jamais rien appréhendé de ma vie », répond-il d’abord, avant que Virginie s’en mêle. « Mais papa, tu ne me disais pas l’autre fois que t’étais anxieux ? » Le Jim Morrison québécois finit par céder.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, je ne suis pas narcissique, je ne trippe pas sur mon image. Ça va être la première fois de ma vie que je vais me voir à l’écran plus que cinq minutes. Donc oui, ça m’angoisse. Mais c’est une occasion en or pour moi d’analyser mon alter ego.

Lucien Francœur

Les fantômes de l’avant-bras

Mélange de têtes parlantes (Jean-Paul Daoust, Biz, Michel Barrette, Mouffe), de dessins animés et d’électriques images d’archives, Francœur : On achève bien les rockers raconte aussi la quête d’une fille qui refuse de voir son père continuer de s’abîmer et d’entretenir une relation avec les fantômes que contiennent ses veines.

Dans une des scènes les plus bouleversantes du long métrage, Virginie demande à Lucien s’il mesure la souffrance qu’il lui inflige chaque fois qu’il renoue avec les aiguilles. Quelques jours auparavant, elle l’avait retrouvé inerte, sur le plancher de sa maison, avec autour de lui, garrot, seringue, flacon : sa panoplie d’héroïnomane.

Si la consommation de drogue de Lucien Francœur n’a jamais été un secret, la sempiternelle résurgence de sa dépendance à l’héro avait toujours, jusqu’ici, été gommée des portraits qui lui étaient consacrés. « Mon père peut être très habile dans ses entrevues pour éviter certains sujets et je pense qu’il s’est ouvert précisément parce que je suis sa fille et qu’on a toujours été des amis, qu’on ne s’est jamais jugés », observe Virginie. « Et il y a aussi la route, qui amène des confidences. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Virginie Francœur

La route, parce que ce documentaire est aussi un film de char, Virginie ramenant son paternel, le temps d’un road trip, dans la Californie qui hante l’ensemble son œuvre, à bord d’une Mustang 1967.

Lucien y rendra visite à sa sœur Carole, une rencontre éclairante pendant laquelle ils se remémorent la violence de leur défunt père alcoolique, qui battait sa femme, ainsi que ses enfants lorsqu’ils tentaient de prendre la défense de leur maman.

« Tout ça m’a permis de comprendre son mal de vivre, le milieu oppressant d’où il vient », explique Virginie, qui s’entretient aussi à l’écran avec sa mère, la poète Claudine Bertrand, au sujet des sévices qu’elle a subis en tant qu’orpheline de Duplessis. « Les deux ont grandi dans des milieux où ils n’avaient pas accès à la culture et, malgré les absences de mon père, ils ont rompu ce cycle-là en m’entourant de livres et d’amour. »

Toujours vivant

Quel âge a Lucien Francœur ? « Si on ne me l’avait pas dit, la dernière fois que je suis allé à l’hôpital, je n’en aurais aucune idée », jure-t-il. « Quand le médecin m’a dit que j’avais 75 ans, j’ai failli me sauver en courant. »

Mais le gitan ne s’est pas sauvé, parce qu’il sait pertinemment qu’à la suite de son infarctus et de ses deux pontages, en 2022, il a intérêt à suivre les conseils de ceux qui ne veulent pas qu’il meure demain. Écoutera-t-il sa fille, qui tente de soigner sa mélancolie en lui enjoignant sans cesse de troquer le whisky contre la création ? « Il n’est jamais trop tard pour bien faire, mais on a toujours le temps de continuer à mal faire », répond-il, facétieux.

PHOTO ROBERT MAILLOUX, ARCHIVES LA PRESSE

Virginie et Lucien en 2003

Virginie le regarde à nouveau avec ce mélange d’affection et d’intransigeance. Lucien reprend plus sérieusement : « Quand ils m’ont dit mon âge à l’hôpital, je me suis rendu compte que j’étais dans mon dernier droit. Alors il faut arrêter de niaiser : il n’est plus question de flirter avec telle ou telle substance, d’aller boire avec les chums au bar. À l’âge que j’ai, si je veux continuer de voir ma fille évoluer, il faut que j’y aille la pédale douce. »

Comment Virginie explique-t-elle que malgré tous ses excès, son père tienne toujours debout ? « Il s’est accroché à la poésie, au pouvoir des mots. Mais je pense que c’est beaucoup ma mère et moi qui l’avons tenu en vie. » Lucien, d’habitude si loquace, se contente de placer sa main sur celle de sa fille adorée.

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