Ma propre définition du cinéma d’auteur est bien simple : c’est ce cinéma qui provoque un tel choc, esthétique ou autre, qu’on veut savoir le nom du réalisateur. Qui est l’artiste qui vient de me faire ça ? À qui la faute ?

La première fois que ça m’est arrivé, c’est avec David Lynch. Avec lui, j’ai commencé à retenir les noms des cinéastes qui éveillaient chez moi des choses dont je ne savais même pas qu’elles existaient. Vous savez, ces cinéastes dont vous attendez chaque film, peu importe le synopsis et la distribution, parce que vous êtes prêt à les suivre n’importe où, jusque dans leurs culs-de-sac, puisque même quand ils s’égarent, le voyage demeure intéressant. Beaucoup de noms se sont ajoutés depuis Lynch sur ma liste, parmi lesquels, plus récemment, celui d’Ari Aster.

En seulement deux films, Hereditary et Midsommar, Ari Aster s’est imposé comme un incontournable du cinéma de genre, de la même manière que Jordan Peele (Get Out, Us), et M. Night Shyamalan avant eux (The Sixth Sense et Signs). Je mets ces trois-là ensemble parce qu’il leur est arrivé à peu près la même chose : après une entrée fracassante sur la planète cinéphile, ils accèdent aux moyens de leurs ambitions et se lâchent lousses en voulant faire le film de leurs rêves, qui n’est pas toujours celui que le public espérait.

Je n’oublierai jamais comment j’étais quand je suis sortie du cinéma après Hereditary et Midsommar. Traumatisée, le cœur palpitant, mais le sourire fendu jusqu’aux oreilles. Il me semblait qu’Aster, comme Peele d’ailleurs, ouvrait une nouvelle porte dans l’horreur, genre réputé pour recycler ses trucs à un point tel que Wes Craven a fait les Scream pour s’en moquer. Quelque chose qui se rapproche plus de la terreur émotive et qui nous mène au cœur des traumatismes familiaux.

J’ai revu Hereditary et Midsommar plusieurs fois sans arriver à en épuiser le plaisir et le sens. Des films qu’il est impossible de divulgâcher dans une bande-annonce, parce qu’on n’arrive même pas à expliquer l’intrigue à nos amis. Magie du cinéma : il faut le voir pour le croire.

Mais en sortant du troisième film d’Ari Aster, Beau Is Afraid, je n’arrivais pas à croire ce que je venais de voir et je sais qu’il me faudra plusieurs visionnements pour percer ses mystères. En vérité, j’étais hilare. Avec la suite de Dune de Denis Villeneuve, c’est sûrement le film que j’attendais le plus cette année. Le buzz était grand avant la sortie, à cause des fans d’Aster comme moi qui ne se pouvaient plus, mais le cinéaste a choisi d’égarer plus que jamais son public.

PHOTO CHRIS PIZZELLO, ARCHIVES INVISION/ASSOCIATED PRESS

Ari Aster (à gauche) et Joaquin Phoenix

On se dit qu’il est impossible que ce film-là devienne un succès. Trois heures de délire débordant de références au cinéma et à ses propres thèmes, que le cinéaste a présenté comme son « Seigneur des anneaux juif », dans lequel j’ai eu l’impression qu’il réglait plus ses comptes avec la psychanalyse qu’avec sa mère. Parce que si vous voulez l’ultime film sur la mère juive castratrice, ne cherchez plus, personne n’ira plus loin, la shop vient de fermer.

Beau Is Afraid est davantage une comédie qu’un film d’épouvante, malgré des moments de pure horreur (mais aussi de pure beauté), et Aster, maître manipulateur, ne nous donne pas le choix de rire de toute façon.

Beau, interprété par un Joaquin Phoenix qui donne tout ce qu’il a, pas très loin de la partition du perdant pathétique du Joker (mais sans aucune revanche, bien au contraire), s’embarque dans une odyssée cauchemardesque simplement en voulant se rendre chez sa mère pour l’anniversaire du décès de son père qu’il n’a pas connu, puisqu’il est mort à sa conception. Nous sommes toujours dans le point de vue de Beau, et parce qu’il est névrosé et sous médication, tout est possible, sauf se rendre chez sa mère, on dirait, ce qui évoque ces rêves pénibles où on a toutes les misères du monde à se rendre à destination.

Il y a peu de cinéastes qui réussissent à nous faire ressentir l’anxiété, le malaise, la peur, la paralysie et la culpabilité comme le fait Ari Aster. Seulement dans la première partie du film, quand Beau tente juste de sortir de son appartement, on se croirait dans l’une des pires journées du parc Émilie-Gamelin, à la puissance mille (après tout, le film a été tourné à Montréal). Comme Aster affectionne les plans larges, dans lesquels on cherche les messages et les symboles, il n’y a rien de mieux que de voir ses films en salle, car c’est bien à un jeu que le cinéaste nous invite depuis le début. Par exemple, les graffitis violents et vulgaires dans l’environnement de Beau sont-ils des projections de son inconscient, lui qui est incapable de se défendre en toute circonstance ? Je comprends mieux pourquoi il existe une version IMAX de Beau Is Afraid, mais je ne sais pas si j’aurai le courage de revivre cette épopée hallucinée de trois heures une deuxième fois sur écran géant, sachant que revoir un film d’Aster est comme revisiter un traumatisme (la réponse est : bien sûr que oui).

Tout ça pour dire que si Beau a peur, Ari Aster, lui, n’a peur de rien comme cinéaste, et nous rappelle qu’on ne devrait pas craindre les expériences au cinéma. N’empêche, je ne sais pas du tout comment le public va recevoir cette virée de fou et honnêtement, c’est bien ce qui me fait le plus rire dans cette ambitieuse comédie.