(Venise) « Cette année, quelque chose s’est produit qui n’était pas arrivé en huit décennies auparavant : une femme afro-américaine a été sélectionnée en compétition à Venise. C’est une porte que, je l’espère, le Festival gardera ouverte », a déclaré Ava DuVernay en conférence de presse, mercredi, à la Mostra de Venise.

Spontanément, sans avoir le temps de craindre de prêter flanc à des accusations de complaisance ou d’étalage de vertu, j’ai applaudi. Je suis le premier à regretter que des journalistes se transforment en meneurs de claque et j’ai d’importantes réserves à propos d’Origin, le nouveau film de la cinéaste de Selma et 13th. Pourtant, j’ai applaudi, et les autres m’ont imité. Mi dispiace. C’était plus fort que moi.

« On dit aux cinéastes noirs que les cinéphiles à l’extérieur des États-Unis ne se soucient pas de nos histoires et de nos films, remarque Ava DuVernay. On nous dit souvent que nos films n’intéressent pas les festivals internationaux, que personne ne viendra aux projections et aux conférences de presse. Je ne peux pas vous dire combien de fois on m’a dit : “N’essayez même pas de soumettre votre film à Venise, il ne sera pas retenu !” »

Elle a osé et elle y est parvenue. Grâce à un film extrêmement ambitieux, qui ne remplit pas toutes ses promesses, sur le thème de la discrimination. En 2020, la journaliste Isabel Wilkerson, lauréate d’un prix Pulitzer, a publié un essai sur les systèmes de castes (Caste : The Origins of Our Discontent) qui expliquent à la fois la ségrégation des Afro-Américains, l’Holocauste et les inégalités dans la société indienne.

PHOTO GABRIEL BOUYS, AGENCE FRANCE-PRESSE

Ava DuVernay

Paru quelques mois après le meurtre de George Floyd, le livre est resté plusieurs mois sur les listes de best-sellers. Ava DuVernay a dû le lire trois fois avant d’être convaincue d’en tirer un film de fiction. Comment l’a-t-elle fait ? Difficilement, je dirais…

Ava DuVernay a fait d’Isabel Wilkerson le personnage central de son film (incarné par Aunjanue Ellis-Taylor). Elle s’est intéressée autant aux théories de la journaliste et essayiste qu’à sa vie privée et aux deuils successifs qu’elle a vécus.

Origin commence par une reconstitution de la nuit où le jeune Trayvon Martin, 17 ans, a été abattu dans un quartier résidentiel, pour la seule raison qu’il était Noir dans un pays fou de ses armes à feu. « Sa mort a marqué le début du mouvement #BlackLivesMatter », estime Ava DuVernay, qui se dit encore bouleversée et choquée par ce meurtre insensé. Elle a fait visionner les premières images de son film à la mère de Trayvon afin d’obtenir son aval.

Le nouveau film de la cinéaste américaine explore les distinctions subtiles entre le racisme systémique et la discrimination systémique résultant de systèmes de castes ancrés dans différentes sociétés. Les quelque 250 millions de descendants d’intouchables indiens ont la même couleur de peau que les brahmanes qui leur sont considérés comme traditionnellement supérieurs, note le personnage d’Isabel dans Origin. Peut-on dans ce cas parler de racisme ?

PHOTO FOURNIE PAR LA MOSTRA DE VENISE

Scène du film Origin

Pour transformer en récit de fiction les réflexions d’Isabel Wilkerson, Ava DuVernay a choisi de camper son film à différentes époques : notamment au moment où Wilkerson prépare son livre, inspirée par l’attentat néonazi de Charlottesville, et dans les années 1930, pendant l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne et que sévit la ségrégation raciale aux États-Unis.

Les thèses d’Isabel Wilkerson sont très convaincantes. Les lois Jim Crow aux États-Unis ont servi de base au cadre législatif antisémite mis en place par le IIIe Reich. « C’est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau : tel est le noyau de ce que nous avons à dire », écrivait Primo Levi. Les parallèles sont inévitables avec ce qui se passe depuis quelques années aux États-Unis.

La démonstration de ces thèses par Ava DuVernay est toutefois didactique. Le montage parallèle qu’elle a privilégié entre le présent et le passé est maladroit et manque de fluidité. Le choix de mettre en scène des acteurs non professionnels jouant leur propre rôle à l’écran provoque des ruptures de ton. Et les reconstitutions historiques s’apparentent dans leur forme à une succession disloquée de « Minutes du patrimoine », appuyées par une musique larmoyante et empesée.

Il y a un vice de forme dans Origin, une fiction inspirée du documentaire qui ne parvient pas tout à fait à choisir son camp. Certes, ce réquisitoire contre la déshumanisation est par moments puissant. Malheureusement, les bonnes intentions ne se traduisent pas toujours par de bons films.

Le visage des migrants

Sur un thème connexe à celui d’Origin, aussi en compétition officielle, l’Italien Matteo Garrone présentait mercredi Io Capitano, à propos des vicissitudes d’un jeune migrant sénégalais en route vers l’Europe. Garrone, révélé sur la scène internationale grâce au brutal film de mafia Gomorra, revient à un style naturaliste après la fantaisie de Pinocchio.

Io Capitano (Moi, capitaine) suit un adolescent, Seydou (Seydou Sarr), percussionniste de talent qui décide de quitter la promiscuité et la précarité de son quartier malfamé de Dakar, avec son cousin, pour la promesse d’une vie meilleure en Europe.

PHOTO GUGLIELMO MANGIAPANE, REUTERS

Seydou Sarr, Matteo Garrone et Moustapha Fall

Garonne s’intéresse à la vie de ces migrants trop souvent condamnés à devenir des statistiques absconses dans les médias. Alors que d’autres cinéastes se sont le plus souvent contentés d’évoquer les difficultés d’intégration en Europe de ces migrants, l’Italien leur redonne un visage, une dignité, une humanité.

Seydou, 16 ans, quitte son village pour la Libye, en traversant le Mali, le Niger et le désert du Sahara. En route, il est détroussé, arnaqué par des passeurs et des policiers, torturé par des mafieux libyens, vendu comme esclave, puis fait capitaine contre son gré d’un bateau de fortune qui met le cap sur la Sicile. Il n’a jamais navigué et se trouve responsable de 250 passagers.

Matteo Garrone s’est inspiré de sa rencontre avec un adolescent dans un camp de réfugiés italien pour raconter cette histoire du point de vue de ceux qui risquent leur vie en mer et dans le désert. Il a été conseillé sur le tournage par des migrants qui ont survécu à cette expérience traumatisante. Ses personnages, très crédibles, parlent wolof, français, anglais, italien ou arabe, et sont interprétés par une majorité d’acteurs non professionnels, à commencer par Seydou Sarr, remarquable.

On suit le périple périlleux de ces gens traités comme du bétail en craignant le pire et en découvrant l’inconcevable. Seydou, adolescent crédule et souriant, découvre peu à peu le pire de la nature humaine. L’épreuve fera de lui un homme. Les images de Garrone sont tantôt cruellement belles, tantôt insoutenables. Elles sont surtout nécessaires.

Délirant comme Dalí

Le cinéaste français Quentin Dupieux signe un délicieux hommage à Salvador Dalí, aux accents de Buñuel. Dans Daaaaaali !, présenté hors compétition à Venise, le célèbre peintre est tour à tour, et parfois dans la même scène, incarné par quatre comédiens (Édouard Baer, Jonathan Cohen, Pio Marmaï et Gilles Lellouche). Ce délire surréaliste autour de Dalí – qui considérait sa personnalité comme son chef-d’œuvre – est réalisé comme une succession de mises en abyme plus fantasques les unes que les autres.

PHOTO FOURNIE PAR LA MOSTRA DE VENISE

Scène de Daaaaaali !

Judith, une ex-pharmacienne devenue du jour au lendemain journaliste (Anaïs Demoustier), projette d’interviewer au milieu des années 1980 le grand maître, qu’elle admire, pour un magazine. Mais Dalí, qui ne souffre pas de fausse humilité et parle de lui à la troisième personne, quitte brusquement l’entrevue lorsqu’il constate qu’il n’y a pas de caméra pour le filmer. Judith convainc donc un producteur (Romain Duris) de lui fournir une équipe de tournage, et Dalí de lui donner une deuxième chance.

Commence alors une chasse à l’interview farfelue et drolatique. Aura-t-elle lieu ? Et qui la mène ? Qu’est-ce qui se passe vraiment ? Qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui est fantasmé ? Le rêve décadent que raconte un prêtre au peintre dans une soirée, le rêve dans le rêve, ou le rêve dans le rêve dans le rêve ? Lorsqu’on connaît l’œuvre du cinéaste du Daim et de Fumer fait tousser, on ne s’étonne pas de cette rocambolesque aventure qui se déploie en couches d’absurdité irrésistible. On sort du cinéma le sourire aux lèvres, la tête pleine d’images follement savoureuses, fredonnant le thème musical (signé Thomas Bangalter, ex-Daft Punk) de ce sympathique ovni cinématographique.