(Venise) Sur un grand mur de contreplaqué érigé derrière le Palazzo del Casinò, les festivaliers sont invités par la 80e Mostra de Venise à inscrire sur des feuilles blanches leurs commentaires à brûle-pourpoint. Certains y vont de critiques ou d’éloges, d’autres cherchent à acheter ou à vendre des billets.

Chaque jour, ce mur d’une hauteur de deux mètres et demi et d’une largeur de six ou sept mètres se remplit davantage de messages hétéroclites. J’y ai aperçu la phrase « Vive le Québec libre ! », aux côtés du calcul du nombre de scènes où Leonard Bernstein fume dans Maestro (174). C’est un florilège de témoignages en tous genres. Un espace de liberté d’expression, comme l’est du reste un festival de cinéma.

Sur une affichette, un festivalier a écrit : « Besson+Polanski+Allen = 17 accusent », en référence au film de Roman Polanski sur l’affaire Dreyfus. Sur une autre feuille, on retrouve les visages des trois cinéastes les plus controversés de la sélection officielle, sous un dessin de labyrinthe et l’inscription « La honte ! Le jeu (niveau : extrêmement facile). Ce jeu vous est offert par la culture du viol ».

PHOTO YARA NARDI, REUTERS

Le réalisateur Wes Anderson a pris le temps de signer des autographes sur le tapis rouge de la Mostra.

La grève des acteurs hollywoodiens a permis aux auteurs-cinéastes de reprendre la place qui leur est due et qui leur revient au plus vieux festival de cinéma au monde. D’ordinaire, les chasseurs d’autographes tentent de capter l’attention des comédiens vedettes ; beaucoup moins des réalisateurs

Il y avait quelque chose de réjouissant à voir Wes Anderson ou Ava DuVernay se prêter au jeu des égoportraits avec leurs admirateurs sur le tapis rouge du Lido, ces dix derniers jours.

Dans la salle de presse, je n’ai noté aucune question niaise sur les amourettes de tel acteur ou sur les choix vestimentaires de telle actrice. Les amateurs de potins sont restés chez eux. Se sont succédé au micro Ryusuke Hamaguchi, Agnieszka Holland, David Fincher, Sofia Coppola ou encore Damien Chazelle. Le cinéma a pris toute la place, parfois même au détriment de questions plus chargées à propos des polémiques entourant les artistes.

La nature a horreur du vide. Les dirigeants de festivals, encore plus. Aussi, ce n’est peut-être pas un hasard si le directeur de la Mostra de Venise, Alberto Barbera, a présenté cette année une sélection officielle remplie de cinéastes de renommée internationale, et pas moins de six cinéastes italiens (sur les 23 que compte la compétition) accompagnés sur le tapis rouge par des acteurs pour la plupart connus du public vénitien.

Paradoxalement, à vouloir faire la part belle à certains cinéastes réputés, Barbera a choisi d’embrasser la polémique, plutôt que de tenter de l’éviter. Woody Allen a été accueilli en héros par la presse européenne en conférence de presse. En revanche, une quinzaine de jeunes manifestants, la poitrine dénudée, sont venus perturber le traditionnel tapis rouge de la première de Coup de chance, au Palazzo del Cinema.

« Attaquons-nous à ceux qui sont réellement des violeurs, des violeurs de femmes, et pas à celui qui a été complètement innocenté de toutes les accusations, il y a 25 ans », a déclaré Alberto Barbera, en prenant la défense de Woody Allen.

Certains lecteurs m’ont reproché d’avoir dit du bien de Coup de chance, voire d’écrire sur des cinéastes (Allen, Polanski et Besson) qui ne méritent pas d’attention médiatique selon eux. D’autres lecteurs m’ont reproché de rappeler les allégations d’inconduite sexuelle qui ont entaché la réputation de ces cinéastes, étant donné que la plupart n’ont pas été retenues en justice.

C’est, évidemment, un sujet délicat. Six femmes ont accusé Roman Polanski de viol. Neuf femmes ont accusé Luc Besson de comportements sexuels inappropriés. Woody Allen a été accusé par sa fille adoptive d’agression sexuelle, alors qu’elle avait 7 ans. Des trois, seul Roman Polanski a été reconnu coupable d’un acte criminel.

Je suis chroniqueur. Je suis aussi critique de cinéma. Je suis surtout à Venise pour juger de la qualité des films.

Celui de Woody Allen était plutôt réussi, celui de Luc Besson est le pire de ceux que j’ai vus en compétition et celui de Roman Polanski est tout simplement indigne de la sélection officielle d’un grand festival international.

Pourquoi inviter ces cinéastes à la Mostra si leurs films ne sont pas à la hauteur ? Parce qu’ils ont des « noms » et qu’ils assurent un certain rayonnement médiatique, ne serait-ce qu’en raison de la polémique. En les sélectionnant, Alberto Barbera ne balaie-t-il pas du revers de la main, en la discréditant, la parole de toutes les femmes qui ont accusé ces dernières années Polanski, Besson et Allen ? N’est-ce pas une provocation ? On peut certainement l’interpréter de cette façon.

PHOTO TIZIANA FABI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Alberto Barbera, directeur de la Mostra de Venise

Qu’il le veuille ou non, Barbera a, d’une certaine façon, choisi son camp. Il a d’ailleurs laissé à la section Venice Days, dirigée par une femme, le soin de sélectionner le nouveau court métrage de Céline Sciamma…

« Après le Festival de Cannes, les festivals de Venise et de Deauville semblent convaincus qu’il est bon de continuer à promouvoir les agresseurs et les harceleurs sexuels au nom de l’art. Les choix de la Mostra de Venise de sélectionner Roman Polanski, Luc Besson et Woody Allen, et le choix de Deauville de sélectionner Luc Besson, sont une validation honteuse de leur impunité », a déclaré cette semaine le collectif français Tapis rouge, colère noire, qui a collé dans les rues de la Sérénissime de grandes banderoles avec différents slogans, dont « Monstres à la Mostra » et « Des violeurs sous les projecteurs ».

Roman Polanski, 90 ans, est et restera après sa mort un grand maître du septième art, peu importe le nombre de ses victimes alléguées. On peut dire la même chose de Woody Allen, 87 ans (mais pas de Luc Besson, largement surévalué). Ce n’est pas un jugement de valeur, c’est un dur constat. Leurs œuvres survivront aux artistes même les plus méprisables. Ce n’est pas une raison pour leur dérouler le tapis rouge.