(Venise) Poor Things (Pauvres créatures), de Yorgos Lanthimos, le film le plus jouissif – dans tous les sens du terme – de la compétition officielle, a remporté samedi soir le Lion d’or du meilleur film d’une 80e Mostra de Venise en déficit de vedettes hollywoodiennes. Le cinéaste grec avait remporté le Grand prix du jury du plus ancien des festivals de films en 2018, grâce à The Favourite.

« Le personnage principal de ce film est Bella Baxter, une incroyable créature qui n’existerait pas sans Emma Stone, une autre incroyable créature, a déclaré Yorgos Lanthimos en allant cueillir son prix au Palazzo del Cinema. Ce film, c’est elle, devant et derrière la caméra. »

Emma Stone, qui était aussi de la distribution de The Favourite, a coproduit avec Lanthimos cette adaptation du roman homonyme du regretté écrivain écossais Alasdair Gray, publié en 1992. « Elle a mis tellement de temps et d’amour dans ce film que c’est dommage de ne pas pouvoir le célébrer avec elle », a ajouté le cinéaste en conférence de presse, après la cérémonie de clôture, en évoquant la grève qui paralyse Hollywood.

Poor Things est à la fois l’œuvre la plus marquante et la plus tordue que j’ai pu voir à Venise. C’est aussi le film le plus déstabilisant du cinéaste de Killing of a Sacred Deer et The Lobster depuis Dogtooth (Canine), qui l’a révélé à l’échelle internationale en 2009.

Distillant l’humour noir habituel de Lanthimos, son nouveau long métrage met en scène Emma Stone dans le rôle d’une Anglaise d’une époque victorienne surréaliste, Bella, ramenée à la vie après une tentative de suicide par un savant fou (Willem Dafoe), sorte de DFrankenstein qui lui greffe le cerveau d’un bébé.

Bella, une Candide au stade de l’enfance emprisonnée dans un corps d’adulte, découvre peu à peu les plaisirs de la chair et ce que la nature humaine a de plus et de moins reluisant.

Yorgos Lanthimos propose, à travers ce personnage déluré et désinhibé, une fable subversive sur l’hypocrisie, des adultes et des hommes en particulier, qui pourrait être interprétée comme un pamphlet féministe contre le patriarcat.

Poor Things, probablement le film le plus plébiscité des 23 films de la compétition par la presse internationale – je lui ai accordé mon Lion d’or personnel –, succède à All the Beauty and the Bloodshed de Laura Poitras, documentaire lauréat de 2022. Laura Poitras comptait parmi les membres du jury présidé cette année par Damien Chazelle, en compagnie des cinéastes Jane Campion, Mia Hansen-Løve, Martin McDonagh, Gabriele Mainetti, Santiago Mitre, ainsi que les acteurs Saleh Bakri et Shu Qui.

« Les discussions et débats stimulés par ces films ont été passionnants, variés, même féroces par moments », a confié Damien Chazelle en conférence de presse, peu après la cérémonie de clôture. Le jury qu’il a présidé a livré un palmarès de bonne tenue, qui célèbre une compétition relevée, à l’exception de quelques ratages (je pense évidemment à DogMan de Luc Besson…).

Alors que le film d’ouverture du Festival, Comandante, de l’Italien Edoardo Di Angelis, était une ode au patriotisme guerrier que ne renierait pas le gouvernement d’extrême droite de Giorgia Meloni, deux films traitant du mauvais traitement des migrants et réfugiés ont été primés par le jury de la Mostra.

Le percutant et émouvant Io Capitano (Moi, capitaine) de Matteo Garonne a remporté deux prix : le Lion d’argent de la meilleure réalisation ainsi que le Prix Marcello Mastroianni du meilleur espoir pour le remarquable Seydou Sarr, 17 ans, qui n’avait aucune expérience professionnelle avant ce premier rôle. « C’est la première fois que je fais un film. Ça me fait plaisir de montrer exactement ce qui se passe dans le désert et sur la mer », a-t-il dit en conférence de presse.

Les images du cinéaste italien sont tantôt cruellement belles, tantôt insoutenables, et surtout nécessaires. Garonne s’est inspiré de sa rencontre avec un adolescent dans un camp de réfugiés italiens pour raconter cette histoire du point de vue de ceux qui risquent leur vie en mer et dans le désert. Il a été conseillé sur le tournage par des migrants qui ont survécu à cette expérience traumatisante.

Il a dédié son prix, sur scène à la Sala Grande, aux centaines de victimes du séisme au Maroc, où Io Capitano a été en partie tourné.

Le Prix spécial du jury a quant à lui récompensé Zielona granica de la vénérable Agnieszka Holland (Europa Europa), à propos du sort réservé actuellement aux migrants à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. « Depuis 2014, 60 000 personnes sont mortes en tentant de se rendre en Europe, a souligné la cinéaste sur scène. Les gens se cachent en forêt, privés de leur dignité et de leurs droits humains. Certains perdront leur vie, ici en Europe. Pas parce que nous n’avons pas les ressources pour les aider, mais parce que nous ne voulons pas le faire. »

Le prix d’interprétation féminine (Coupe Volpi) a salué le travail de Cailee Spaeny dans le très inspiré film de Sofia Coppola Priscilla. L’Américaine est tout à fait convaincante, à la fois dans la peau de l’adolescente enamourée d’Elvis Presley et dans celle de la femme émancipée de 28 ans qui décide de le quitter. Elle a dédié son prix à Priscilla Presley, qui a été « très généreuse de son temps » pendant la préparation de ce film qu’elle a coproduit, a souligné l’actrice de 25 ans en conférence de presse.

La Coupe Volpi de l’interprétation masculine a quant à elle été attribuée à Peter Sarsgaard, qui incarne un homme atteint de démence dans Memory, du Mexicain Michel Franco.

Sarsgaard a livré le plus long et senti discours de la cérémonie de clôture, célébrant la communion suscitée par le cinéma, le théâtre… et le soccer (!), tout en fustigeant l’intelligence artificielle dans le cinéma, au cœur de l’actuelle grève des acteurs et des scénaristes hollywoodiens.

Le Chilien Pablo Larraìn (No, Neruda, Spencer, Jackie), qui a remporté le Prix du meilleur scénario avec Guillermo Calderón pour El Conde (Le conte), une histoire de vampires délirante mettant en scène le dictateur Augusto Pinochet, a lui aussi souhaité davantage de dignité et de compassion pour ses camarades grévistes de la Writers Guild of America.

Le Lion d’argent du Grand Prix du jury a salué Evil Does Not Exist, du Japonais Ryusuke Hamaguchi (Oscar du meilleur film international l’an dernier pour Drive My Car), une œuvre élégante et contemplative, poétique et délicate, sur l’incommunicabilité.

Le grand oublié de ce palmarès est à mon sens l’émouvant Maestro, de Bradley Cooper, sur la vie du grand compositeur et chef d’orchestre américain Leonard Bernstein. C’est une œuvre plutôt conventionnelle pour un festival, mais néanmoins très aboutie, qui saura sans doute charmer les membres de l’Académie des Oscars. Sur ce, arrivederci !

Une version antérieure de ce texte indiquait que Yorgos Lanthimos avait remporté le Lion d'or en 2018 grâce à The Favorite. Or, il avait plutôt remporté le Grand prix du jury cette année-là.