Il faut sauver le cinéma en combattant les films de superhéros, a déclaré cette semaine Martin Scorsese dans un long et fascinant portrait que lui consacre le magazine GQ. Le cinéaste de Goodfellas et de The Wolf of Wall Street répondait (encore une fois) à une question d’un journaliste sur l’omniprésence sur les écrans des films de Marvel.

« Le danger est ce que cela fait à notre culture. Parce qu’il y aura des générations qui vont désormais croire que les films ne sont que ça, que c’est ce qu’est un film », a résumé Scorsese. « Je crois que les gens pensent déjà ça », a ajouté le journaliste Zach Baron.

Ils exagèrent, même s’ils n’ont pas complètement tort. Lorsque mon fils de 17 ans m’invite au cinéma, c’est généralement pour voir un film de superhéros. Il baigne comme bien des garçons de sa génération dans la culture Marvel depuis son enfance. Si bien que ce qui est plus contemplatif et moins spectaculaire que des demi-dieux détruisant la moitié de Manhattan en tentant de sauver l’humanité peut lui sembler, disons, un brin ennuyeux.

Heureusement, son intérêt pour le cinéma ne se limite pas qu’à ça. Cette semaine, il a proposé que nous allions voir en salle Le château ambulant (Howl’s Moving Castle) du grand maître de l’animation Hayao Miyazaki. Ce qui m’a rappelé l’un des coups de cœur de mes débuts de critique de cinéma : Princesse Mononoké sur grand écran.

PHOTO LOÏC VENANCE, ARCHIVES GENCE FRANCE-PRESSE

Martin Scorsese au plus récent festival de Cannes, en mai dernier

Je suis un fervent admirateur de Martin Scorsese, peut-être le plus grand cinéaste américain de sa génération. J’ai adoré reconnaître, à leur état embryonnaire, la signature et l’univers de Scorsese dans ses films étudiants des années 1960. J’ai fait mon éducation cinématographique en découvrant les films qu’il a réalisés dans les années 1970, avant même d’avoir 40 ans : Mean Streets, Taxi Driver, Alice Doesn’t Live Here Anymore, The Last Waltz, Raging Bull.

Il reste que dans ce sempiternel débat autour de la valeur artistique des films de superhéros, Scorsese parle à tort et à travers. Ce n’est pas la première fois qu’il s’exprime sur les films du Marvel Cinematic Universe (MCU). À chaque occasion, c’est pour casser du sucre sur ce qu’il ne considère pas être « vraiment du cinéma ».

Je comprends ce qu’il veut dire. Lorsqu’il y a plus d’images de synthèse que d’authentiques interactions humaines à l’écran, on peut se demander, à l’instar de Scorsese, si on ne glissera pas à terme vers des films conçus par l’intelligence artificielle.

L’acteur Chris Evans, qui incarne Capitaine America dans la série de films des Avengers (de Marvel), parlait récemment de la difficulté de jouer devant la caméra en interagissant avec des monstres imaginaires sur un écran vert. Le cinéaste Bertrand Bonello souligne le ridicule de cette méthode de tournage dans la première scène de son nouveau film, La bête, qui sera bientôt présenté au Festival du nouveau cinéma.

Martin Scorsese en a surtout contre l’importance démesurée que l’on accorde aux films de superhéros – et à leurs dérivés télévisuels – dans la culture populaire. Il est difficile d’être en désaccord avec lui. Les studios Marvel, et dans une moindre mesure ceux de DC, ont agi comme un rouleau compresseur sur l’industrie du cinéma américain dans la dernière décennie, produisant à la chaîne des films parfois médiocres qui occupent un maximum d’écrans et d’espace médiatique.

Les amateurs de films de superhéros ont raison de reprocher à Scorsese de juger à l’aveugle, de son propre aveu, la plupart de ces œuvres. Ils ont raison de le trouver nostalgique lorsqu’il prétend que les vieux films de Billy Wilder (Some Like It Hot) sont davantage du « vrai cinéma » que les nouveaux films de Ryan Coogler (Black Panther). Les péplums et les westerns de son enfance valent-ils vraiment mieux que les films de superhéros d’aujourd’hui ?

Les détracteurs de Scorsese ont aussi raison de trouver ironique qu’il en appelle à ses confrères, les frères Safdie ou encore Christopher Nolan, à répondre par leurs canons à ceux de Marvel et de DC. Christopher Nolan est le cinéaste qui a donné ses lettres de noblesse aux films de superhéros grâce à sa trilogie des Dark Knight (Batman)…

Ils ont tort, en revanche, de s’attaquer à la qualité de son cinéma – un argument risible – ou de prétendre que ce grand cinéphile n’a aucune considération pour les cinéastes qui ne sont pas, comme lui, des hommes blancs d’un certain âge. Martin Scorsese en a fait plus que quiconque pour préserver les films rares du répertoire mondial grâce aux œuvres restaurées de son World Cinema Project.

PHOTO FOURNIE PAR PARAMOUNT PICTURES

Leonardo DiCaprio et Lily Gladstone dans Killers of the Flower Moon

Il n’en demeure pas moins que Martin Scorsese est, à 80 ans, un cinéaste privilégié à qui l’on accorde des budgets semblables à ceux des films de superhéros (quelque 200 millions US pour son nouveau film, Killers of the Flower Moon). Et qu’il en oublie, comme tout le monde, ses angles morts.

Scorsese, dont le cinéma est fait essentiellement de personnages masculins, a grandi en admirant un cinéma fait par des hommes, pour des hommes. Je peux en dire autant, avec ma collection du Parrain en trois formats DVD différents. Je me suis d’ailleurs bien reconnu dans l’excellente blague de Barbie de Greta Gerwig à propos des hommes qui veulent « mecspliquer » la célèbre trilogie de Francis Coppola – vieil ami de Scorsese – aux femmes.

Nous sommes tous le produit d’une culture populaire. Ma culture cinématographique trouve ses assises, comme bien des hommes de ma génération, dans des films de gangsters italo-américains de Coppola et Scorsese. Celle de mon fils est davantage tournée vers des films de superhéros aux origines diverses, réalisés autant par des Afro-Américains que des Latino-Américains ou des Sino-Américains.

Si, comme Scorsese, je préfère le Ryan Coogler de Fruitvale Station à celui de Wakanda Forever et la Chloé Zhao de The Rider à celle d’Eternals, j’aurais envie de lui suggérer de découvrir l’un des films les plus visuellement splendides de la dernière année : Spider-Man : Across the Spider-Verse de Joaquim Dos Santos, Justin K. Thompson et Kemp Powers. Parce qu’on peut aimer ça ET un Miyazaki. C’est la beauté du cinéma.