Sophie Desmarais incarne l’alter ego de la cinéaste Chloé Robichaud dans son très beau nouveau film, Les jours heureux, présenté ce vendredi dans le cadre du Festival du nouveau cinéma. Son personnage d’Emma n’est pas réalisatrice, mais cheffe d’orchestre. Emma est aussi lesbienne, contrairement à la comédienne qui l’incarne.

Il y a deux ans, l’acteur britannique Eddie Redmayne a dit regretter avoir interprété un personnage de femme trans dans le film The Danish Girl de Tom Hooper, qui lui a valu d’être finaliste à l’Oscar du meilleur acteur en 2016. Les personnages trans sont rares et les acteurs trans ont peu d’occasions de se mettre en valeur, a-t-il remarqué.

Qui peut jouer qui ? Et qui devrait pouvoir en décider ? Certains voudraient cantonner les acteurs hétéros à des rôles de personnages hétéros, ou des comédiens cisgenres à des rôles cisgenres. Alors que la représentation à l’écran de comédiens issus de minorités est enfin devenue un enjeu, la question de « l’authenticité » dans la distribution des rôles fait de plus en plus polémique.

Récemment, on a reproché aux films Golda, Oppenheimer et Maestro, respectivement à propos de l’ex-première ministre israélienne Golda Meir, du physicien Robert Oppenheimer et du compositeur américain Leonard Bernstein, de mettre en vedette des acteurs non juifs (Helen Mirren, Cillian Murphy et Bradley Cooper).

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Helen Mirren est Golda Meir dans le film Golda.

La grotesque prothèse nasale d’Helen Mirren dans Golda a inévitablement mené à des accusations de « Jewface » (un vieux stéréotype antisémite). Celle de Bradley Cooper dans Maestro, beaucoup plus subtile, a aussi été critiquée.

En réponse à la critique, Helen Mirren a déclaré cette semaine dans les médias britanniques qu’elle comprenait la controverse et qu’elle était allée au-devant des coups en rappelant au cinéaste israélo-américain Guy Nattiv qu’elle n’était pas juive. « Il m’a dit que ce n’était pas un problème pour lui », a précisé la comédienne.

On en appelle souvent à séparer l’œuvre et l’artiste. Je crois aussi qu’il faut séparer l’acteur et son personnage. Ce qui ne veut pas dire que n’importe quel acteur peut jouer n’importe quel rôle, sans exception.

Il ne se trouve plus grand monde, en 2023, pour cautionner la pratique du blackface, qui trouve ses origines dans les spectacles de ménestrels racistes.

Il y a certainement une distinction à faire entre maquiller un acteur blanc en homme noir et confier un rôle de personnage juif à une actrice d’une autre confession. On aurait tort, en revanche, de juger ridicule la délicate question du « Jewface », qui réfère aussi à une pratique raciste ancestrale. Affubler un acteur non juif d’une prothèse nasale, c’est prêter flanc à de telles accusations.

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Carey Mulligan et Bradley Cooper dans Maestro

À la décharge de Guy Nattiv, un cinéaste né à Tel-Aviv, le personnage historique qu’il met en scène est bien connu. Golda Meir fut la première ministre israélienne. Elle avait accessoirement un nez protubérant. Une actrice avec un petit nez retroussé n’aurait pas pu l’incarner. Ça n’aurait pas été crédible.

L’un des grands défauts de Golda, le film de Nattiv qui a pris l’affiche fin août au Québec, est que la prothèse nasale d’Helen Mirren y prend toute la place. À en oublier le jeu, pourtant impeccable, de l’actrice. On ne voit que le nez d’Helen Mirren parce que l’on connaît trop bien son visage. La même prothèse nasale, sur une actrice moins connue, serait peut-être passée inaperçue. Mais sans Helen Mirren, Nattiv aurait-il réussi à avoir son financement et son film aurait-il été présenté au Festival de Berlin ?

La critique envers le « Jewface » est légitime, rappelle à juste titre Helen Mirren. Est-ce à dire que des acteurs d’une confession X ne devraient pas pouvoir interpréter des personnages d’une confession Y ? Bien sûr que non. Pas davantage, à mon sens, qu’il faudrait limiter aux seuls acteurs gais les rôles de personnages homosexuels. Sophie Desmarais est formidable en cheffe d’orchestre dans Les jours heureux.

Si la preuve était faite que les acteurs gais sont ignorés pour les rôles de personnages gais ou systématiquement écartés des rôles de personnages hétéros, ce serait une autre histoire.

Un acteur britannique atteint de nanisme, George Coppen, s’est plaint récemment qu’un rôle destiné à un comédien de petite taille a plutôt été confié à Hugh Grant dans Wonka, un antépisode de Charlie et la Chocolaterie, qui doit prendre l’affiche à la mi-décembre. Les différentes adaptations cinématographiques du célèbre conte de Roald Dahl avaient mis en scène des acteurs de petite taille dans le rôle d’Oompa Loompa.

George Coppen prétend que les acteurs de petite taille ne trouvent plus de rôles au cinéma. Il est certainement rare de voir un acteur de petite taille tenir un premier rôle, à l’instar de Peter Dinklage dans She Came to Me, film de Rebecca Miller qui prend l’affiche ce week-end.

Les cinéastes diront, avec raison, que la distribution des rôles est leur prérogative. Il y va de la crédibilité de leur film que les personnages soient eux-mêmes crédibles. Un objectif de l’acteur est de faire croire à des personnages qui n’ont rien à voir avec lui. C’est la nature même du jeu. Sophie Desmarais n’est pas cheffe d’orchestre, mais à la voir diriger des musiciens, on croit spontanément que c’est le métier de son personnage.

Daniel Day-Lewis était exceptionnel dans le rôle d’un artiste atteint de paralysie cérébrale dans My Left Foot de Jim Sheridan. Un acteur avec un handicap semblable aurait-il pu jouer ce rôle ? Peut-être. Aussi bien que l’un des plus grands acteurs de sa génération, qui a d’ailleurs remporté un Oscar pour son interprétation ? Peut-être pas.

On pourrait dire, a contrario, que Children of a Lesser God ou Coda auraient été des films moins réalistes sans la présence des acteurs Marlee Matlin et Troy Kotsur, deux acteurs sourds qui ont aussi remporté des Oscars.

On en revient, dans la distribution de rôles comme en d’autres matières, à la question de l’intention. Si l’intention n’est pas de perpétuer des stéréotypes et de renforcer des préjugés, il est davantage question de maladresse. La prudence et le discernement sont de mise lorsqu’on veut éviter la caricature. Guy Nattiv était sans doute de bonne foi lorsqu’il a confié le rôle de Golda Meir à Helen Mirren. Il aurait dû investir une partie de son cachet dans une meilleure prothèse…