Denis Villeneuve s’est présenté à l’entrée de la salle, à la surprise générale, afin de saluer les spectateurs qui s’apprêtaient à voir ou à revoir Dune (la première partie). Il y a eu un « Oh ! » collectif suivi d’une ovation spontanée. « Je ne peux pas croire que je respire le même air que lui ! », a confié une adolescente à son amie, comme si elle venait d’assister à l’apparition d’un messie.

C’était la semaine dernière dans un cinéma du centre-ville de Montréal. Fiston avait eu l’idée d’acheter deux billets pour cette projection unique, afin que l’on puisse se remettre dans le bain de la Maison des Atréides, en prévision de la sortie de Dune : deuxième partie, le 1er mars.

On nous a montré en prime des images exclusives de ce « blockbuster d’auteur » qui laissent entrevoir, ainsi que les bandes-annonces déjà dévoilées, encore plus de scènes d’action, mais autant d’élégance. La salle était, bien sûr, archicomble. Et je faisais, évidemment, grimper la moyenne d’âge.

« Merci de voir le film dans le contexte pour lequel il a été réalisé », a dit Villeneuve d’emblée, se félicitant de voir son œuvre projetée en format IMAX. Un ami m’a avoué quelques jours plus tard avoir vu Dune sur un petit écran d’avion. Je n’ai eu qu’un mot pour lui : sacrilège !

La visite surprise de Denis Villeneuve était d’autant plus appréciée que l’on sait son emploi du temps extraordinairement occupé. Il a amorcé cette semaine une tournée mondiale de promotion de son nouveau film et il en a déjà trois autres en chantier : des adaptations du roman d’anticipation d’Arthur C. Clarke Rendez-vous avec Rama, de la biographie de Cléopâtre par Stacy Schiff, et du roman Le Messie de Dune de Frank Herbert, dont le tournage n’est pas encore confirmé.

À une époque où les cinéastes se résignent à voir leurs ambitions réduites en poussière, Denis Villeneuve persiste et signe en tournant en personne des films épiques dans le désert, constate le magazine Time dans une entrevue avec le cinéaste québécois publiée mercredi.

Lisez l’article « Denis Villeneuve Refuses to Let Hollywood Shrink Him Down to Size » (en anglais)

« Villeneuve figure parmi un petit groupe de cinéastes grand public sérieux – Christopher Nolan et Quentin Tarantino en sont deux autres – qui, à titre de vétérans au mitan de la vie, croient de tout cœur à l’expérience du cinéma à grand déploiement », écrit la journaliste Stephanie Zacharek.

Ça me semble assez juste. Après le succès mitigé aux guichets de Blade Runner 2049, Villeneuve m’avait confié qu’il se questionnait sur l’impact négatif de la longueur du film (163 minutes) sur les entrées en salle. Il craignait qu’on ne lui permette plus d’en réaliser un autre qui soit aussi long. Dune : deuxième partie dure 165 minutes…

IMAGE TIRÉE DU FILM DUNE, DEUXIÈME PARTIE

Timothée Chalamet et Zendaya dans une scène du film Dune : deuxième partie

Lorsque Dune a pris l’affiche en octobre 2021, à peine passé le pic de la pandémie, il est sorti simultanément en salle et sur la plateforme numérique HBO Max. Ce qui ne l’a pas empêché d’engranger quelque 400 millions US au box-office mondial (le tournage a coûté environ 165 millions US). Denis Villeneuve, qui n’a intégré le paysage hollywoodien qu’en 2013 grâce à Prisoners, n’a pourtant pas hésité à émettre publiquement d’importantes réserves sur cette stratégie de diffusion.

En plus d’être affable et avenant, le cinéaste d’Incendies a toujours été franc. Avec lui, il n’y a pas de faux-fuyants. Ce qui explique peut-être pourquoi tous les acteurs que j’ai rencontrés avec qui il a travaillé, qu’ils soient québécois ou américains, l’adorent. Aussi, à la journaliste de Time, il a déclaré que ce qui l’inquiète aujourd’hui, c’est que « les cinéastes se comportent comme des algorithmes ».

Nous vivons dans une époque très conservatrice. La créativité est restreinte. Tout tourne autour de Wall Street. Ce qui sauvera le cinéma, c’est la liberté et la prise de risques. On sent que le public est enthousiaste lorsqu’il voit quelque chose qu’il n’a jamais vu auparavant.

Denis Villeneuve

On le sait, l’argent mène le monde. À Hollywood, plus qu’ailleurs et de plus en plus, on se demande combien un film a coûté et, surtout, combien il a rapporté. Denis Villeneuve n’est pas le seul à le remarquer.

« Je n’ai jamais vu Hollywood aussi effrayé, désemparé et à la merci de Wall Street », constate l’actrice, scénariste et productrice Issa Rae dans une entrevue publiée en ligne jeudi, aussi par le magazine Time. Ces deux déclarations, en deux jours, au même média, ne relèvent pas de la simple coïncidence. Elles témoignent d’un phénomène, d’une frilosité, d’un manque de courage de la part de l’industrie hollywoodienne.

PHOTO MIKE BLAKE, ARCHIVES REUTERS

Issa Rae

Celle qui prête sa voix à Jessica Drew (Spider-Woman) dans le renversant Spider-Man : Across the Spider-Verse se désole que Hollywood ne tienne pas ses belles promesses en matière de représentativité et de diversité accrue à l’écran. Selon une étude de l’UCLA citée par Time, la diversité ethnique et sexuelle chez les acteurs, réalisateurs et scénaristes de films américains a régressé en 2022 à son niveau prépandémique.

Issa Rae, qui incarnait la présidente Barbie dans le film à succès de Greta Gerwig, regrette comme Denis Villeneuve l’époque où les financiers ne se mêlaient pas de création à Hollywood.

Contrairement à l’autrice à succès Sintara Golden qu’elle interprète dans le brillant American Fiction, elle ne croit pas qu’il faut simplement « donner au marché ce qu’il veut ». C’est-à-dire nourrir le public d’une moulée dont on croit, souvent à tort, qu’il va raffoler.

« C’est ça qui arrive quand on laisse les patrons des [sociétés] technos prendre le contrôle de notre industrie », se désolait le cinéaste Richard Linklater (Boyhood) en septembre, à la Mostra de Venise. Il constatait que, s’agissant du cinéma, on parle désormais davantage de « contenus » que d’« œuvres ». À l’instar de Denis Villeneuve, il s’inquiète aussi de l’effet des algorithmes sur le septième art. Venu présenté son nouveau film, Hitman, à Venise, Linklater se demandait s’il « existe encore une nouvelle génération qui valorise vraiment le cinéma ».

J’aurais envie de le rassurer en lui répondant que Fiston voit ou revoit ces jours-ci tous les longs métrages qui sont en lice pour l’Oscar du meilleur film. Le surlendemain de cette projection spéciale de Dune, nous avons vu ensemble le troublant La zone d’intérêt de Jonathan Glazer. Il a ensuite vu Poor Things avec sa mère et nous projetons de revoir Killers of the Flower Moon ce week-end.

Fiston n’est pas seul de sa gang. Son frère est tout aussi cinéphile et vous ne devinerez jamais le dernier film que lui a conseillé son ami : Les demoiselles de Rochefort de Jacques Demy. Une comédie musicale française de 1967 ! Non, la cinéphilie n’est pas morte. L’expérience du cinéma en salle est là pour de bon. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Denis Villeneuve.