Denis Villeneuve repasse souvent la scène dans sa tête. Pas une scène de film. Une scène de la vraie vie. C'était à l'été 2012. Il venait de terminer la production d'Enemy, un film intimiste et trouble qui sort chez nous vendredi prochain. Il entreprenait le montage de Prisoners, son premier film américain à gros budget. Warner l'avait installé dans une salle de montage avec les monteurs de Clint Eastwood. Rien de moins. Villeneuve est sorti quelques minutes pour prendre l'air et, au beau milieu des couloirs de la Warner, il a croisé... Philippe Falardeau. «On s'est regardés et on est partis à rire. C'était comme se croiser dans un couloir de l'ONF, mais 100 fois plus gros!» Villeneuve rigole, encore ébahi par le chemin parcouru.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que le succès que Denis Villeneuve a connu depuis Incendies ne l'a pas rendu blasé ou nonchalant. Dans le bar d'hôtel où je l'ai rencontré cette semaine en prévision de la sortie d'Enemy, il avait toujours l'enthousiasme et les yeux pétillants d'un gamin qui vient d'entrer dans un grand magasin de jouets. Au milieu de la conversation, il a lancé un coup d'oeil discret à son téléphone portable où venait d'apparaître un texto avec l'icône d'un sourire, synonyme de bonnes nouvelles. Mais comme il est poli, il n'a pas pris l'appel même s'il allait sceller son sort professionnel pour les deux prochaines années.

Deux projets

J'ai su le lendemain que Villeneuve ne serait pas obligé de renoncer à un des deux projets qu'il convoitait. Ses producteurs chez Alcon ont fait en sorte qu'il puisse tourner à l'été 2014 Sicario, une histoire d'opération militaire contre un cartel de la drogue mexicain. Puis au printemps 2015, il enchaînera avec ce dont il rêve depuis longtemps: un film de science-fiction qui porte le titre temporaire de Story of My Life et dans lequel le personnage est un linguiste qui tente d'entrer en communication avec des extraterrestres.

En prenant connaissance du synopsis, un nom m'est immédiatement venu en tête: celui de Steven Spielberg, le même qui, après avoir vu Incendies, a appelé Villeneuve et lui a offert un billet d'avion pour qu'il vienne le voir.

«Pendant une heure et demie dans son bureau, il m'a parlé de mon film. Quand je me suis retrouvé dans ma voiture après notre rencontre, je me suis mis à brailler tellement j'étais ému», raconte Villeneuve en ajoutant qu'il a le cul bordé de nouilles tellement la chance lui sourit.

Est-ce la chance qui lui sourit ou lui qui fait sa chance? En l'écoutant raconter sa première rencontre avec des producteurs de Hollywood, on se dit: un peu des deux.

«J'ai depuis toujours le fantasme de faire un film américain, une fois dans ma vie, affirme-t-il. Quand ils ont voulu me rencontrer pour Prisoners, j'y suis allé en étant convaincu qu'ils ne me choisiraient pas. Devant moi, ils étaient 16. J'avais jamais vu ça! Comme j'avais rien à perdre, j'ai été très franc. Je leur ai dit que je ne voulais pas faire un film de commande. Je voulais faire un film pour les bonnes raisons. Quelques heures plus tard, lorsque mon avion allait décoller, j'ai reçu un texto me disant qu'ils m'avaient choisi. J'ai tellement freaké! Surtout quand j'ai appris que le budget du film était de 50 millions. Personne m'avait prévenu!»

Pas d'influence Cronenberg

Un autre aurait pu se péter les bretelles et commencer à exiger un tas de privilèges. Villeneuve, lui, ne voulait qu'une seule chose: «Tourner un autre film avant, pour explorer le jeu en anglais et apprivoiser la machine, dit-il. C'est ainsi qu'est né Enemy, adaptation d'un roman de José Saramago. C'est un film libre et étrange, qui ressemble à du Denys Arcand sur l'acide. Mes distributeurs n'aimeront pas que je dise ça, mais je comprends qu'on ne veuille pas aller voir ce film, parce que c'est dark, tordu, énigmatique. Mais moi, ce film, je l'aime. Il m'a permis de rencontrer Jake Gyllenhaal, d'être un meilleur réalisateur pour Prisoners et de m'envoyer en l'air sur le plan cinématographique.»

Plusieurs ont comparé ce film sur un homme et son double sur fond de dérives érotiques à un film de David Cronenberg. Villeneuve répond qu'il admire le cinéma de Cronenberg, mais que celui-ci n'a aucune influence sur lui. «Les images dans Enemy sortent de mon imaginaire à moi. Sans compter que j'avais pleinement conscience, en tournant cette histoire de double à Toronto, de jouer dans les platebandes de Cronenberg. J'ai tout fait pour m'éloigner de son style.»

Choisir de vivre ici

Avec ses deux nouveaux projets de film confirmés, sans oublier le projet en conception d'American Darling, d'après le roman de Russell Banks, on peut raisonnablement se demander si le cinéma québécois a perdu Denis Villeneuve. Mais non. «Ma famille est ici, dit-il. Mes trois ados sont ici et, même si j'adore aller à Los Angeles, je n'ai absolument pas envie d'y vivre. Contrairement à la génération de cinéastes québécois avant moi, je n'ai jamais envisagé Hollywood avec cynisme. En même temps, je m'étais juré que je n'irais jamais à Hollywood si je n'étais pas invité. Je n'irai pas faire la file ni tourner Legally Blonde 6. Non, merci. Ma force, elle est ici, dans le contact que je garde avec mes racines. Et puis, même si mes affaires vont bien pour le moment, je reste un touriste dans cette grosse machine.»

Touriste, peut-être, mais un touriste de plus en plus accro à cette machine qui rend tout possible. «C'est sûr que 50 millions pour faire un film, c'est un crisse de gros fix, lance Villeneuve avec un grand sourire. Ça nous donne la capacité de réaliser nos rêves les plus fous. En même temps, c'est une très mauvaise idée pour l'ego. Quand on commence à faire des choses pour nourrir son ego, on se perd de vue et ça, c'est jamais indiqué.»

Certains plaideront que toutes les raisons sont bonnes pour faire un film. Pas Denis Villeneuve. Or comment le contredire quand la vie, le cinéma et même Hollywood lui ont jusqu'à ce jour donné raison.

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Enemy (Ennemi en version française) prend l'affiche le 14 mars.

Denis Villeneuve par Denis Villeneuve

Cosmos (1996)

«Un laboratoire d'apprentissage et un des rares films collectifs où la compétition entre cinéastes n'existait pas.»

Un 32 août sur Terre (1998)

«Une première partie réussie et une deuxième partie ratée.»

Maelström (2000)

«Un mauvais film réussi, qui m'a fait voir mes limites, rendu dépressif et réduit au silence pendant trop longtemps.»

Next Floor (2008)

«La liberté. Un film fait sans la pression du regard des autres. En le tournant, je croyais que Phoebe Greenberg, qui le finançait, serait la seule à le voir.»

Polytechnique (2009)

«Un film moralement difficile à tourner, casse-gueule mais nécessaire.»

Incendies (2010)

«Même si le film est une adaptation d'une pièce de Wajdi Mouawad, c'est mon film le plus personnel etc'est aussi celui qui m'a ouvert beaucoup de portes.»

Enemy (2013)

«Comme Next Floor, un film libre, qui m'a fait du bien et qui est peut-être tordu, mais avec un sourire.»

Prisoners (2013)

«Le fantasme de faire un gros film américain une fois dans ma vie.»