Au thème déjà abordé dans le livre-enquête que la journaliste Florence Aubenas a publié en 2010, Emmanuel Carrère a ajouté une dimension supplémentaire : celle de la responsabilité morale. Jusqu’où peut-on mentir pour mieux révéler une vérité ?

Ce dilemme, qui surgit parfois dans une démarche journalistique ou artistique, est aussi au cœur de Ouistreham, une fiction librement inspirée de l’ouvrage Le quai de Ouistreham, dans lequel Florence Aubenas racontait comment elle s’était infiltrée sous une fausse identité dans une équipe d’entretien ménager. Elle pouvait ainsi révéler les piètres conditions de travail offertes à des gens qui tentent de survivre en acceptant des petits boulots pour des salaires de misère.

Pour avoir les coudées franches, et pour amener une réflexion absente du livre, l’écrivain Emmanuel Carrère, qui n’a rien tourné depuis La moustache en 2005, a changé le nom de la protagoniste. Il a aussi inventé une histoire d’amitié sincère et intime entre cette dernière et une compagne de travail, pourtant jetée sur de fausses bases au départ.

Au sein d’une distribution composée essentiellement de non-professionnels recrutés à Caen (deux personnages du livre de Florence Aubenas y jouent même leur propre rôle), Juliette Binoche se glisse dans la peau de l’écrivaine Marianne Winckler. À l’instar de celle ayant inspiré le personnage, Marianne compte mener une enquête sur le travail précaire. Pour ce faire, elle se rend à Caen et se présente à un centre de recrutement pour se faire embaucher sous une fausse identité. Elle aboutit dans une équipe d’entretien ménager – essentiellement féminine – dont le mandat est de nettoyer la nuit les cabines du traversier assurant la liaison entre Ouistreham et Portsmouth, de l’autre côté de la Manche.

Ce faisant, elle voit évidemment ce que vivent ceux (surtout celles) qui, jour après jour, exécutent des travaux essentiels de façon anonyme, sans être reconnus à leur juste valeur, mais découvre là aussi, ce qu’elle n’attendait pas, une solidarité humaine, voire une joie de vivre.

PHOTO FOURNIE PAR AXIA FILMS

Juliette Binoche est la tête d’affiche de Ouistreham, film réalisé par Emmanuel Carrère.

Une notion de suspense

Ouistreham emprunte ainsi les allures d’un film social à la Ken Loach, auquel se greffe une notion de suspense. Comment réagiront ces femmes le jour où elles apprendront les véritables intentions de leur compagne de travail ? Et surtout, comment réagira Chrystèle, devenue une amie très proche ? Dans le rôle de cette dernière, Hélène Lambert, qui n’avait jamais joué la comédie auparavant, affiche un véritable tempérament d’actrice et tient magnifiquement la mesure face à Juliette Binoche.

La façon dont Emmanuel Carrère aborde la question de l’éthique sacrifie parfois le sens de la nuance au profit de la fiction (l’écrivaine se retrouve au cœur d’une trahison affective qu’elle aurait sans doute évitée dans la réalité), mais Ouistreham a le grand mérite d’exposer, avec beaucoup d’authenticité, la vie de ces personnes trop souvent invisibles aux yeux de la société et de ses enjeux politiques. Malgré l’image de star qu’elle véhicule, Juliette Binoche, qui s’est beaucoup démenée pour faire exister ce long métrage, est par ailleurs crédible de bout en bout.

En salle

Ouistreham

Drame

Ouistreham

Emmanuel Carrère

Avec Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne, Emily Madeleine, Patricia Prieur, Evelyne Porée et Didier Pupin

1 h 47

7/10